Vous connaissez des emplois pour des personnes comme moi ? », me demande D. en tapant la phrase en espagnol dans l’application de traduction de son téléphone.

Les gens comme elle. D. est vénézuélienne et fait partie des millions de migrants qui sont arrivés à la frontière sud des États-Unis ces dernières années. Avec son mari, elle a entrepris un voyage périlleux, désespérée que ses enfants aient une chance d’avoir le genre de vie que je considère comme acquis pour ma famille : de la nourriture chaque jour, une formation, de l’électricité et des soins de santé. Et maintenant, elle est assise en face de moi à la table de ma cuisine.

Je l’ai rencontrée il y a quelques mois, peu de temps après son arrivée en ville. Un de mes amis, le pasteur E., accueillait des migrants dans son église, une communauté évangélique hispanophone et anglophone située à Midland, au Texas. Les migrants de son église ont été autorisés par les États-Unis à entrer sur leur territoire et à demander l’asile, m’a expliqué le pasteur E., mais ils doivent généralement attendre six mois ou plus pour obtenir l’autorisation de travailler.

Pendant qu’ils attendent, le pasteur E., sa femme et leur communauté fournissent un abri et des repas à certains des migrants qui n’ont pas d’autres contacts aux États-Unis, et ils les aident également à trouver des emplois rémunérés auprès de personnes dont on peut attendre un traitement équitable.

Je tape ma prochaine question pour D. dans l’application de traduction de mon téléphone, même si je connais la réponse : « Avez-vous l’autorisation de travailler ici ? » Elle secoue la tête. Jusqu’à présent, tous les migrants pris en charge par le pasteur E. attendent encore leur permis de travail.

Je réfléchis à sa question : Connaissez-vous des emplois pour des personnes comme moi ? Je saurais comment aider D. à trouver un pédiatre et à inscrire son enfant à l’école. Je pourrais l’aider à trouver un professeur de mathématiques ou un agent immobilier. Mais bien que nous vivions dans la même ville, nous appartenons à deux mondes différents. Et je ne sais pas comment l’aider à trouver un emploi régulier, juste et sûr dans le monde qui est le sien.

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« Je suis bénie », commencé-je à taper, mon christianisme évangélique remontant par réflexe à la surface. Mais le mot me paraît comme souillé à l’écran. J’ai entendu D. chanter des hymnes en espagnol. Est-ce la bénédiction de Dieu qui a conduit chacune d’entre nous là où elle est ? Je reviens en arrière et j’essaie d’être plus précise.

« J’ai de la chance » , dis-je plutôt. Afortunada. « Étant donné que je suis née ici, je n’ai pas d’expérience dans la recherche d’emplois ne nécessitant pas de permis légal, et je ne sais pas comment vous aider. »

Alors que je tourne le téléphone pour lui montrer mon explication en espagnol, celui-ci sonne et un message s’affiche. Il s’agit d’une publicité politique : « Carrie, c’est Amber, de l’association “Texans pour des frontières solides”. Le Texas est confronté à une invasion en raison du refus de l’administration Biden de sécuriser la frontière. » Une invasion de personnes comme D.

Un territoire contesté. C’est là que j’ai parfois l’impression de vivre en tant que disciple de Jésus, dans un endroit saturé à la fois de christianisme culturel et de foi profonde. Dans l’ouest du Texas, comme dans une grande partie des États-Unis, l’orientation politique est prévisible en fonction du code postal et certaines préférences idéologiques vont de pair avec l’appartenance à une église. Il peut être facile d’oublier ou ignorer les tensions existantes entre certaines valeurs, en particulier lorsque les préférences nationales consument peu à peu la loyauté envers le Royaume.

Comme moi, le pasteur E. est né et a grandi dans l’ouest du Texas, bien que la vie de sa famille ait toujours fait des allers-retours de part et d’autre de la frontière avec la même nonchalance dont témoigne le Rio Grande qui sépare les deux pays. Politiquement conservateur, E. est un républicain jusque dans le sang, tout comme le Texan de l’Ouest moyen. Il est en mesure d’expliquer de manière convaincante pourquoi l’immigration doit être fortement réduite et la frontière rendue plus sûre.

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Et bien que E. n’aime pas le caractère provocant de l’ancien président Donald Trump, il apprécie sa position ferme sur l’immigration, qu’il juge plus humaine que les politiques de l’administration Biden, qui d’un côté accueille plus ou moins les gens, mais d’autre part rend presque impossible d’immigrer en toute sécurité et légalement.

À un moment donné de notre vie, E. et moi partagions une certitude confortable dans le refrain républicain habituel : Je suis favorable à l’immigration, mais ils doivent entrer légalement. La formule semblait tracer avec la certitude d’un topographe une ligne de démarcation claire et même morale à travers la crise frontalière. Noir et blanc. Bien et mal. Nous et eux.

Mais maintenant que les migrants sont assis à nos tables de cuisine, nous avons tous les deux appris que les choses sont plus compliquées que cela. Certains migrants dont E. sait qu’ils ont reçu l’autorisation d’entrer aux États-Unis il y a plus de deux ans attendent toujours un permis de travail.

« Ils doivent créer une sous-culture pour survivre », me dit-il, décrivant la servitude moderne dans laquelle certains migrants sont pris. Les mots d’E. restent suspendus entre nous. Nous savons tous les deux que nous prendrions les mêmes risques si c’était ce qu’il fallait pour nourrir notre propre famille.

« L’immigration n’a jamais été traitée sérieusement. Les républicains et les démocrates ne veulent pas y toucher », me dit E., me faisant part de ses frustrations politiques à propos des deux partis. En réalité, le travail d’assistance qu’il accomplit se heurte à suffisamment de zones grises juridiques pour que les avocats nous aient conseillé, à moi et aux éditeurs de notre magazine, de garder l’identité d’E. anonyme afin de le protéger contre d’éventuelles répercussions juridiques.

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Le fait qu’il puisse y avoir là une inquiétude — à propos d’un ministère ecclésial d’assistance à des immigrants légaux — révèle l’absurdité cruelle de la procédure d’asile actuelle, que de nombreux migrants suivent parce qu’elle est la seule voie d’immigration licite largement ouverte pour les travailleurs non qualifiés qui n’ont pas de famille aux États-Unis : nous autorisons les migrants à entrer dans le pays, mais nous ne leur donnons pas en même temps l’autorisation d’y travailler.

Ce vide juridique expose les migrants à de réels dangers, notamment à des risques de traite des êtres humains et à des abus en matière de travail. Dans le même temps, il leur faut naviguer à travers les arcanes d’une procédure d’immigration inefficace et souvent inexplicable, alors qu’ils ne parlent généralement pas anglais, n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat et ne savent peut-être même pas lire et écrire.

Plutôt que de s’attaquer aux problèmes systémiques de nos politiques d’immigration, les politiciens de droite comme de gauche utilisent les migrants comme du carburant politique, ne faisant rien pour s’occuper de ces hommes et ces femmes créés comme nous à l’image de Dieu. La dure réalité est la suivante : nous vivons dans un système où nous dépendons du travail illégal, mais diabolisons ceux qui le fournissent. Pour soulager notre conscience, nous faisons semblant de ne pas voir, en passant de l’autre côté de la route (Lc 10.25-37).

Le pasteur E. voit bien aujourd’hui les migrants dans notre ville, et les aide par loyauté envers le Royaume, même s’il s’agit aussi de désobéissance civile. Pourtant, de son propre aveu, E. a passé des années à ignorer les migrants qui traversent l’ouest du Texas, confiant dans ses politiciens et occupé par son ministère.

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L’automne dernier, E. passait en voiture à Ciudad Juárez, la ville mexicaine située de l’autre côté du Rio Grande, face à El Paso, où il aide à conduire trois autres églises. Le long de la rivière, il a découvert un vaste campement de migrants. À quelques pâtés de maisons de l’extrémité de la voie ferrée que beaucoup avaient empruntée dans leur route vers le nord, ils s’étaient installés sur un étroit terrain de gravier entre l’eau et une autoroute mexicaine très fréquentée. De l’autre côté de la rivière, on apercevait la silhouette moderne d’El Paso, proche, mais incroyablement éloignée des tentes de fortune des migrants, faites de bâches et de morceaux de carton récupérés. Au-dessus du camp flottait un drapeau vénézuélien.

D’habitude, il serait passé à côté. Mais cette fois, E. s’est arrêté et s’est retrouvé à demander à Dieu : Quel est notre rôle pour les aider ? Comment nous as-tu appelés à faire la différence ? Il est rentré chez lui à Midland et, au cours des deux semaines suivantes, il s’est réveillé toutes les nuits entre 3 et 4 heures du matin après avoir rêvé de moutons et de chèvres, de migrants et du berger qui protège et fait le tri.

Chaque nuit, il se réveillait avec les mots de Matthieu 25.35-36 en tête : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez accueilli ; j’étais nu et vous m’avez habillé ; j’étais malade et vous m’avez rendu visite ; j’étais en prison et vous êtes venus vers moi. »

Chaque nuit, il essayait de se rendormir avec cette instruction de Dieu résonnant dans le silence : « Ne me demande pas pourquoi ils sont venus ; demande-moi ce qu’il faut faire maintenant qu’ils sont là. »

E. était de plus en plus convaincu que « l’Église avait détourné les yeux de ce qui était nécessaire », raconte-t-il. Que lui-même avait détourné ses yeux de ce qui était nécessaire ! « Nous étions devenus si méthodiques dans notre façon de faire les choses pour Dieu que nous avions perdu son cœur pour ceux qui en avaient vraiment besoin. »

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Ses opinions politiques sur l’immigration n’ont pratiquement pas changé. Mais son cœur, oui. « Dieu m’a dit : “Je veux que tu sois mes mains. Mes pieds. Ma bouche. Mes yeux” », dit le pasteur. « Je veux que tu les aimes. Accueille-les. Fais-leur sentir qu’ils ont trouvé un abri, une famille et un endroit où apprendre à me connaître. »

Avec ses communautés partenaires au Mexique et leurs pasteurs, E. a rapidement installé un abri dans un bâtiment vacant près du camp. Certains membres de l’église ont fait le ménage. D’autres ont cuisiné. Le premier jour, ils ont servi des spaghettis à près de 300 migrants et, depuis, ils offrent un repas tous les jours.

En l’espace d’une semaine, les équipes de l’église ont installé cinq lavabos avec de l’eau fraîche à l’extérieur du bâtiment, offrant ainsi aux migrants un endroit pour baigner leurs bébés, se laver les mains et se brosser les dents. En l’espace de dix jours, les églises ont construit des douches et des toilettes ; bien que les migrants vivent toujours sous des tentes, ils sont maintenant plus nombreux à disposer au moins de ces commodités.

Au fur et à mesure que le temps se refroidissait, les bénévoles de l’église ont poussé les tables et les chaises contre les murs pendant la nuit, permettant ainsi à une vingtaine de personnes de dormir à l’intérieur, à l’abri du froid. Lorsque le gouvernement mexicain a commencé à réprimer les migrants qui dormaient à l’extérieur, ils ont rénové une partie du bâtiment dont le toit s’était effondré afin que davantage de personnes puissent s’installer à l’intérieur. Aujourd’hui, le bâtiment sert de centre de jour pour des centaines de personnes chaque jour et de dortoir pour environ 130 personnes chaque nuit.

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Au cours des quatre premiers mois, le pasteur E. estime que près de 15 000 migrants — originaires du Venezuela, du Nicaragua, du Honduras, du Guatemala et même de pays africains — sont passés par là. Lorsque certains migrants ont reçu l’autorisation d’entrer aux États-Unis, mais n’avaient nulle part où aller après avoir franchi la frontière, E. a transformé son église de Midland en refuge, en étendant des matelas gonflables sur le sol de l’école du dimanche, en ajoutant une salle de douche aux toilettes existantes, en préparant des repas dans la cuisine de l’église et en essayant d’aider les migrants à trouver du travail. C’est ainsi que j’ai rencontré D.

« Je doute qu’il soit du devoir d’une personne individuelle de fixer sa pensée sur des maux qu’elle ne peut pas solutionner », écrivait C. S. Lewis. « Cela peut même devenir une échappatoire aux œuvres de charité que nous pouvons réellement accomplir pour ceux que nous connaissons. »

Le pouvoir politique dont disposent les chrétiens américains rend cette observation difficile à mettre en pratique. En particulier dans les positions de direction ou d’influence, il est facile de fixer notre pensée sur des maux que nous ne pouvons pas solutionner, d’apposer le sceau divin à des programmes partisans et de laisser nos activités politiques remplacer — plutôt que compléter — nos responsabilités chrétiennes concrètes. Je l’ai déploré à de nombreuses reprises, en particulier pour des questions telles que l’immigration qui semblent totalement insolubles dans la sphère politique, mais qui peuvent être abordées de manière concrète dans nos communautés locales.

Il existe une troisième voie, que j’ai vu le pasteur E. emprunter l’année dernière. Je l’ai vu descendre l’échelle du pouvoir plutôt que de tenter de la gravir, troquant ses certitudes politiques contre une humilité repentante et apprenant à aimer ses prochains au lieu de souhaiter qu’ils ne soient pas là. Plutôt que de peaufiner sa position personnelle sur la politique d’immigration des États-Unis, E. se débat avec une question plus profonde et complexe : Qu’est-ce que l’amour exige de moi ?

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Cela ne veut pas dire qu’il est satisfait de l’actuelle politique américaine sur l’immigration — ce n’est pas le cas — ou qu’il voudrait l’ouverture des frontières — ce n’est pas le cas non plus. Mais E. a compris que ce genre de questions ne devait pas être sa préoccupation première. Elles ne sont pas non plus la mienne et ne devraient probablement pas l’être. La plupart d’entre nous ne serons jamais en mesure d’orienter la politique d’immigration de notre pays, mais nous aurons toujours la possibilité d’aimer véritablement notre prochain.

Dans sa chronique d’au revoir pour le New York Times, Tish Harrison Warren, contributrice de notre magazine, observe que nous avons tous tendance à « donner la priorité au lointain sur le proche et au grand sur le petit. On peut chercher à avoir toutes les justes opinions politiques et ne pas vraiment aimer nos véritables prochains, ceux qui nous entourent, à la maison, sur notre lieu de travail ou dans notre quartier. »

Lorsque nous nous occupons de débats politiques que nous ne pouvons pas résoudre et que nous réduisons l’appel à aimer nos voisins en chair et en os à un simple exercice philosophique, nous faisons de notre vie, comme l’écrit Warren, une « abstraction » — une existence digitalisée, isolée et déshumanisée. Le chemin de l’incarnation de Jésus est différent. Comme le dit Eugene Peterson dans sa traduction de Jean 1.14, « Le Verbe s’est fait chair et sang, et il s’est installé dans le voisinage. »

Nous sommes appelés à prendre la même direction. Nous devons accueillir, comme le conclut Warren, les « réalités charnelles, complexes et tangibles auxquelles nous sommes exposés dans nos quartiers, nos églises, auprès de nos amis et de notre famille. » C’est ce qu’a fait le pasteur E. Sur ce chemin, il a ouvert la porte à ceux d’entre nous qui l’entourent pour qu’ils se confrontent avec la même réalité compliquée, parfois à notre propre table de cuisine.

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Il est facile de qualifier D. d’« envahisseur » lorsque vous envoyez un message automatique de campagne. Ce n’est pas si facile quand on est assis en face d’elle et qu’on la regarde se masser les tempes et tenter de reposer ses yeux. Dans ces moments-là, je ne sais pas comment réformer la loi de mon pays sur l’immigration. Mais je sais que celle qui se trouve en face de moi ressemble plus à une sœur qu’à une menace.

Carrie McKean est une autrice basée dans l’ouest du Texas dont les travaux ont été publiés dans le New York Times, The Atlantic et le Texas Monthly Magazine.

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