« Nous avons un jour reçu cette invitation », me dit Bono. Il prend alors un ton cérémonieux : « Le Révérend Billy Graham aimerait rencontrer le groupe et offrir sa bénédiction ».

Nous sommes en visioconférence, et le leader de U2 est assis par terre devant un canapé vert, son ordinateur placé sur la table basse en face de lui. C’est l’heure dorée à Dublin, et le soleil couchant fait briller la pièce. C’est presque théâtral. Ses yeux étincellent aussi. Il sait qu’il a des choses à raconter.

« C’est le fondateur de Christianity Today », me rappelle-t-il en souriant. « Je ne le savais pas à l’époque, mais je voulais quand même la bénédiction. J’essayais de convaincre le groupe de venir avec moi, mais pour diverses raisons, ils ne pouvaient pas. C’était difficile avec l’agenda, mais j’ai finalement trouvé un moyen. »

C’était en mars 2002, quelques semaines seulement après que U2 ait joué son légendaire spectacle de mi-temps au Super Bowl et quelques jours après que leur single « Walk On » ait remporté le Grammy Award du disque de l’année.

« Son fils Franklin est venu me chercher à l’aéroport », raconte Bono, « et Franklin faisait un travail très efficace avec Samaritan’s Purse. Mais il n’était pas très sûr de sa cargaison. » Il rit. « Sur le chemin pour rencontrer son père, il n’arrêtait pas de me poser des questions. »

Bono rejoue la conversation pour moi :

« Vous… vous aimez vraiment le Seigneur ? »
« Ouaip. »
« OK, vous l’aimez. Êtes-vous sauvé ? »
« Ouaip, et en cours de salut. »
Il ne rit pas. Pas un sourire.
« Avez-vous donné votre vie ? Connaissez-vous Jésus-Christ comme votre Sauveur personnel ? »
« Oh, je connais Jésus-Christ, et j’essaie de ne pas l’utiliser seulement comme mon sauveur personnel. Mais, enfin, oui. »
« Pourquoi vos chansons ne sont pas, comment dire, des chansons chrétiennes ? »
« Elles en sont ! »
« Oui, enfin, certaines d’entre elles en sont. »
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
« Eh bien, pourquoi ne sont-elles pas... Pourquoi ne voyons-nous pas que ce sont des chansons chrétiennes ? »
J’ai répondu : « Elles viennent toutes d’un même endroit, Franklin. Regardez autour de vous. Regardez la création, regardez les arbres, regardez le ciel, regardez ces collines verdoyantes. Aucun ne porte de pancarte disant “Louez le Seigneur” ou “J’appartiens à Jésus”. Tous rendent simplement gloire à Jésus. »

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Depuis quatre décennies, Bono se retrouve dans des conversations comme celle-ci, répondant à des chrétiens qui ne savent pas trop quoi penser de lui ou de U2.

La montée en puissance du groupe a coïncidé avec l’émergence de la musique chrétienne contemporaine (abrégée CCM en anglais), qui en 1980 — date à laquelle U2 a sorti son premier album, Boy — était devenue un courant musical à part entière. De jeunes artistes à la foi sincère et aux beaux visages rayonnants étaient promus auprès des parents et des enfants qui recherchaient une musique « sûre pour toute la famille ».

Le succès de cette nouvelle industrie fut à double tranchant. Les maisons de disques avaient besoin de groupes capables de jouer à l’Église et de vendre des albums dans les librairies chrétiennes. En plus de leur talent et de leur charisme, les artistes labellisés « CCM » devaient donc maintenir une image irréprochable et charger leurs chansons de paroles ouvertement chrétiennes. Certains musiciens plaisantent en parlant du quotient « JPM » dans la CCM : le nombre de « Jésus par minute » dans une chanson.

U2 a évolué en dehors de cet écosystème et, dans les années 1990, est devenu l’un des groupes les plus connus au monde. Leurs paroles étaient souvent saturées d’images chrétiennes, de langage biblique et d’aspirations spirituelles, mais elles parlaient tout aussi souvent de sexe, de pouvoir et de politique.

« Ils se sont formés cinq ans avant les débuts de MTV et sont restés fidèles à leurs penchants post-punk », me dit le musicien Steve Taylor. « Ils ont évité de laisser leur musique éclipsée par une image de groupe trop raffinée ou des gadgets marketing. »

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Steve Taylor évoluait dans les marges de la CCM dans les années 1980 et 1990, flirtant avec les limites de l’acceptable, dans une musique post-punk et alternative satirique et nerveuse. Il a souvent tourné en dérision les hypocrisies de certains compagnons de route évangéliques.

« La CCM a préféré l’image et le marketing à la substance, devenant ainsi une camisole de force qui favorisait une pensée et un art très homogénéisé. Donc si le complexe industriel de la CCM se méfiait de U2, je suis sûr que le sentiment était réciproque », dit Taylor. « Ce n’était pas le cas des artistes que je connaissais », a-t-il ajouté. « U2, c’était nos Beatles. »

Bono performing with U2 in 2011.
Image: AP

Bono performing with U2 in 2011.

L’histoire de vos origines », dis-je à Bono, « donne l’impression que vous êtes hanté par des fantômes. »

Il rit. « À cause de T. S. Eliot… Quatre Quatuors ? » demande-t-il, « “La fin est là dont nous partons.” ? »

Nous parlions de Surrender : 40 chansons, une histoire, les mémoires de près de 700 pages de Bono, dont la sortie en novembre dernier n’était plus qu’une question de semaines.

« Le 19 juillet 1974 m’a enlevé ma mère, mais il m’a donné tellement en retour », me dit Bono.

« Ma mère s’est effondrée alors que son propre père était mis en terre, et je n’ai plus jamais parlé avec elle », ajoute-t-il. « Je l’ai vue quelques jours plus tard dans son lit d’hôpital alors qu’elle rendait son dernier soupir. C’était… je veux dire, certains ont vécu bien pire », dit-il, décrivant quelques-unes des horreurs dont il a été témoin dans son travail avec certaines des personnes les plus pauvres et les plus vulnérables de la planète.

« Mais oui », poursuit Bono, « la mort est comme de l’eau glacée jetée sur un garçon qui entre dans la puberté. T. S. Eliot a raison, la fin est là où nous commençons. C’est souvent dans ce genre de moment que vous commencez votre méditation sur la vie. Je veux dire, nous passons vraiment tous la plupart de notre vie dans le déni. »

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Surrender est une confrontation prolongée avec le déni de la mort, qui commence par un infarctus en 2016 qui a failli le tuer. Mais c’est la mort de sa mère qui occupe une place prépondérante dans l’histoire — son absence de leur foyer et sa présence dans son cœur et son imagination depuis cinq décennies.

Avant d’être Bono, il était Paul Hewson, fils de Bob et Iris Hewson. Bob était catholique, passionné d’opéra, et un homme dont le visage anguleux laissait deviner les aspérités de son caractère. Iris était protestante, espiègle, chaleureuse et sujette à des rires incontrôlables à des moments inappropriés — comme lors d’une représentation d’opéra ou lorsque Bob s’était enfoncé une perceuse dans l’entrejambe et pensait avoir causé des dommages irréparables. (Tout allait bien en réalité.)

Les parents de Bono, Bob et Iris Hewson.
Image: Fournie par les archives de la famille Hewson.

Les parents de Bono, Bob et Iris Hewson.

Bono avait 14 ans quand elle est morte. Son absence a envahi la maison des Hewson, intensifiant la distance qu’il avait déjà ressentie entre lui et son père.

« Il n’y a que quelques chemins pour amener un petit enfant à chanter dans un stade. Vous pouvez lui dire qu’il est formidable… ou vous pouvez complètement l’ignorer. C’est peut-être le plus efficace », écrit-il dans Surrender.

« Les blessures que le deuil a ouvertes dans ma vie sont devenues une sorte de vide que j’ai rempli de musique et d’amitié », me dit Bono. « Et vraiment, d’une “foi sans cesse grandissante” », ajoute-t-il avec un large sourire, « comme vous le dirait l’évangéliste gallois Smith Wigglesworth. »

L’ami qui l’a rebaptisé « Bono » lui a aussi fait découvrir le type de christianisme qui a façonné sa vie. Derek Rowen, alias « Guggi », était un « surnommeur » en série, et la plupart des enfants qui passaient par leur bande d’amis recevaient à un moment ou à un autre un nouveau nom. L’un d’eux, David Evans, fut surnommé « the Edge » en raison de ses traits gallois très marqués. Celui-là aussi est resté.

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Bono écrit : « Guggi m’a fait découvrir l’idée que Dieu pouvait s’intéresser aux détails de nos vies, une vérité qui allait me permettre de traverser mon enfance. Et ma vie d’homme. »

Dans les Églises et les réunions de prière qu’ils fréquentent, Bono trouve une direction et un nom à donner à ce qu’il appelle un sens inné, mais « incomplet et confus », du divin. Cela le touche alors au plus profond de lui-même, et le touche encore. Il écrit :

La Bible me captivait. Les mots quittaient la page et me suivaient jusque chez moi. J’ai trouvé plus que de la poésie dans cette calligraphie gothique de la King James. […] j’étais toujours le premier à monter quand il y avait un appel à l’autel, le moment pour « venir à Jésus ». Je le suis toujours. Si j’étais dans un café en ce moment et que quelqu’un me disait : « Levez-vous si vous êtes prêt à donner votre vie à Jésus », je serais le premier à me lever. J’emmenais Jésus partout avec moi et je le fais toujours.

La mort d’Iris Hewson ne fut pas le seul bouleversement de l’année 1974. Quatre mois avant qu’elle ne s’effondre, trois voitures piégées explosaient à Dublin et une quatrième à Monaghan, faisant 33 morts et plus de 300 blessés.

L’une d’elles explosa près de Dolphin Discs, le magasin de disques où Bono traînait souvent après l’école, mais il n’était pas là. Le même jour, en raison d’une grève des bus, il s’était rendu à l’école en vélo et en était directement revenu. Il était chez lui lorsque les bombes ont explosé. Il écrit : « Je n’ai pas évité une balle ce jour-là, j’ai évité un carnage. »

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L’attentat à Dublin en 1974.
Image: Getty.

L’attentat à Dublin en 1974.

Deux années passèrent. Pour Bono, ce furent deux années d’intériorisation du traumatisme, de la terreur et du chagrin. Puis, en 1976, Larry Mullen Jr. afficha un panneau sur le mur de son école : « Batteur cherche musiciens pour former groupe. » Parmi ceux qui répondirent à l’appel, on trouve Bono, the Edge et Adam Clayton.

U2 fait partie de l’époque musicale post-punk et a émergé aux côtés de groupes comme The Clash, Stiff Little Fingers et les Sex Pistols. Le post-punk a évolué à partir de la force brute de prédécesseurs comme les Ramones, mais le son était plus dynamique, les chansons plus travaillées. C’était une époque où l’esprit rebelle du rock-and-roll est devenu plus politique, plus dégoûté par l’hypocrisie des élites et les abus des puissants.

Mais alors que leurs contemporains se complaisaient dans le cynisme, chantant des « no reason » (« pas de raison ») ou des « no future » (« pas d’avenir »), U2 exprimait plutôt une forme de lamentation dans des « How long? » (« Combien de temps ») ou un triste « We could be as one » (« nous pourrions être unis »). Le groupe était plus prophétique que dissident, conscient que derrière l’expression d’un sentiment d’injustice se cachait un espoir de restauration.

J’ai interrogé Bono sur ce contraste. « Même les passages les plus sombres de vos textes ne ressemblent pas à du désespoir. Ils se lisent comme des lamentations. Et derrière la lamentation, il y a toujours une certaine forme d’espoir. La musique punk est le son de la rébellion. Vous avez tous ces traumatismes dans votre passé, cette place du deuil. Il semble que l’espoir lui-même était un acte de rébellion dans votre monde à cette époque. »

Il y réfléchit un moment, répétant une phrase. « Derrière la lamentation se cache l’espoir. Ouais, le chagrin devient une sorte d’invocation, c’est ça ? Une prière à exaucer ? » Il rit. « Ouais. Des prières punk rock. C’est probablement ce que c’était. »

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« C’était une époque incroyable, le punk rock », dit-il. « Ils m’ont vraiment inspiré. Je suppose que ce contre quoi nous nous rebellions dans U2 était quelque chose d’un peu plus elliptique, peut-être plus difficile à suivre pour certains, mais nous nous rebellions contre nous-mêmes. »

« J’avais une Bible, et je me souviens avoir surligné Éphésiens 6 : Car notre combat n’est pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances et les principautés spirituelles. C’est pourquoi revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, la cuirasse de la justice, le bouclier de la foi, le casque du salut, les chaussures de l’Évangile de paix. […] Ça m’a fait très forte impression. Et, en tant que jeune homme de 18 ou 19 ans, je me suis dit que c’était ça le vrai combat qui se déroulait. Le reste en était l’expression. Et d’ailleurs, je ne pensais pas que les personnes religieuses comprenaient leurs propres Écritures, parce qu’elles se servaient souvent de leur religion — notamment en Irlande — comme d’une massue pour abattre les autres. Je veux dire, les catholiques et les protestants… c’est un peu ridicule, si vous y pensez. Mouais, on a choisi un combat plus intéressant. »

Il se redresse et rit. « Si vous autorisez un honorable chanteur de rock irlandais à citer ses propres paroles, il y a une chanson de l’album No Line on the Horizon qui s’appelle “Cedars of Lebanon”, et qui dit “Choose your enemies carefully because they will define you. Make them something interesting because in some ways, they will mind you.” (« Choisis bien tes ennemis parce qu’ils te définiront. Rends-les intéressants, car d’une certaine manière, ils te prêteront attention »). Et ensuite ça continue : “They’re not there in the beginning, but when your story ends. Gonna last with you longer than your friends.” (« Ils ne sont pas là au début, mais à la fin de l’histoire ». Ils resteront avec toi plus longtemps que tes amis »). Je pense que ce que U2 a probablement bien fait, c’est que nous avons juste… nous avons choisi un combat avec un ennemi beaucoup plus intéressant que celui, plus évident, qu’avait le punk rock. »

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Cela m’a rappelé quelque chose que Bono a dit un jour dans une interview avec David Fricke dans Rolling Stone. Celui-ci couvrait la tournée 1992 de U2 pour leur album Achtung Baby, au cours de laquelle le groupe se livrait à une performance glam rock sauvage, absurde et auto parodique. Commentant la contradiction entre le fait de critiquer les excès du rock-and-roll tout en s’y adonnant, Bono déclarait : « moque-toi du diable et il te fuira ».

Bono, à l’extrême droite, avec les membres du groupe et des amis en 1979.
Image: Photographie de Patrick Brocklebank

Bono, à l’extrême droite, avec les membres du groupe et des amis en 1979.

Après la sortie de leur premier disque, U2 est arrivé à un carrefour. « Ils étaient sérieusement convaincus que nous étions sérieusement sur une mauvaise voie », dit Bono en parlant les dirigeants de la communauté chrétienne très soudée dont ils faisaient partie à Dublin. Ceux-ci mirent beaucoup de pression sur le groupe, convaincus que suivre l’appel de Dieu signifiait quitter cette route et se concentrer sur l’évangélisation et la vie de l’Église à Dublin.

The Edge a démissionné. Bono ne pouvait pas imaginer U2 sans lui, alors il est parti aussi. Larry a compris. Adam non, mais il n’allait pas se battre. Ils se sont rendus au domicile de leur manager, Paul McGuinness, et lui ont dit que U2 était en fin de route. Bono décrit la scène dans Surrender :

« Dois-je en déduire que vous avez parlé avec Dieu ? », demanda-t-il.
« Nous pensons que c’est la volonté de Dieu », avons-nous sincèrement répondu.
« Donc vous pouvez juste appeler Dieu comme ça ? »
« Oui », avons-nous dit.
« Eh bien, peut-être que la prochaine fois vous pourriez demander à Dieu s’il est normal que ses représentants sur terre rompent un contrat légal. »
« Pardon ? »
« Vous croyez que Dieu voudrait que vous rompiez un contrat légal ? … Comment est-il possible que votre Dieu veuille que vous enfreigniez la loi et que vous ne remplissiez pas vos responsabilités dans cette tournée ? Quel genre de Dieu est-ce là ? »
Bon point. Il est peu probable que Dieu nous fasse enfreindre la loi.

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Cette conversation a été déterminante. Sans s’en rendre compte, McGuinness leur avait donné la permission dont ils avaient besoin pour vivre la tension d’être dans le monde, mais pas de lui. Bono écrit : « En tant qu’artistes, nous découvrions lentement la notion de paradoxe et l’idée que nous ne sommes pas obligés de résoudre chaque impulsion contradictoire. »

« Son travail est toujours “oui, et…” » me dit Sandra McCracken. Artiste elle-même, elle fait entrer la musique dans les sanctuaires des Églises et les bars pleins d’odeurs, ce qui aurait été inimaginable pour de nombreux musiciens chrétiens une génération avant elle. Bono a montré à quoi pouvaient ressembler des artistes chrétiens vivant dans ces espaces liminaires, laissant l’amour et l’imagination les conduire à faire avant tout de la musique en laquelle eux croient.

« C’est comme s’il s’inspirait des journaux et de l’Écriture à parts égales. Il n’y a pas de distinction, il vit avec les deux en face de lui », dit Sandra McCracken. « Et c’était si convaincant pour moi. Cela me rappelle le meilleur genre de conversations que l’on essaie d’avoir avec nos enfants. Vous remarquez ce qui a attiré leur attention et vous leur demandez : “Qu’est-ce que tu aimes là-dedans ?” Il y a une sorte de générosité là-dedans. »

Nous sommes en février 2002. Le premier Super Bowl après le 11 septembre a vu un défilé ininterrompu de drapeaux américains, d’hymnes et d’anciens présidents. Mais ce sont les quatre Irlandais de U2 qui montent sur scène à la mi-temps.

Difficile d’imaginer un autre groupe ou artiste aussi capable de parler des angoisses qui couvent dans la psyché américaine après le 11 septembre. Au cours des deux décennies qui ont suivi la sortie de leur premier disque, leurs prières punk rock en ont fait des témoins crédibles de la présence de Dieu et d’un espoir de justice dans un monde marqué par l’obscurité.

Lorsque la musique commence, The Edge joue sur la Gibson Explorer qu’il avait achetée à New York encore enfant. Bono apparaît au milieu de la foule, en chantant.

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The heart is a bloom,
Shoots up from the stony ground.
(« Le cœur est une fleur,
jaillie du sol pierreux » —
Premiers mots de la chanson « Beautiful Day » de U2)

Makoto Fujimura, peintre et auteur de Art and Faith: A Theology of Making, décrit les « guerres culturelles » américaines comme résultant d’un état d’esprit polarisé, considérant la culture comme un territoire à dominer plutôt que comme un espace commun que les chrétiens partagent avec leurs voisins. Plutôt qu’une logique de concurrence, il nous invite à adopter une optique de « soin de la culture » et de « créativité régénératrice » — créer et collaborer pour apporter beauté et guérison à un monde brisé.

« Il faut une certaine forme de courage pour se tenir au milieu de la dévastation et ne pas devenir cynique », me dit-il. « Compte tenu de l’histoire de Bono, il est logique qu’il veuille parler de “Shalom” face à la souffrance dans le monde. »

Pendant ce spectacle de mi-temps, le « It’s a beautiful day » (« C’est une belle journée ») du refrain résonnait à la manière d’un « shalom ».

Bono se produisant avec U2 lors du spectacle de la mi-temps du Super Bowl XXXVI en 2002.
Image: Getty/Michael Caulfield

Bono se produisant avec U2 lors du spectacle de la mi-temps du Super Bowl XXXVI en 2002.

On pourrait facilement oublier le choc du 11 septembre et l’anxiété qu’il a laissée dans une partie du monde. Lorsque nous subissons ce genre de violence, nous avons besoin de témoins prophétiques qui peuvent non seulement raviver notre courage et notre espoir, mais aussi nous apprendre à nous lamenter.

Alors que U2 entamait sa deuxième chanson, un rideau noir s’est élevé derrière le groupe, et les noms des victimes du 11 septembre ont défilé dans le ciel. The Edge a entamé les accords familiers de « Where the Streets Have No Name », et Bono a prié à partir du Psaume 51.15 : « Oh, Seigneur, ouvre mes lèvres, et que ma bouche chante tes louanges. » Le groupe s’est élancé dans la chanson, Bono s’exclamant « America! » et laissant sortir de sa bouche quelque chose oscillant entre un cri primal et un alléluia.

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« Les artistes doivent apprendre à se tenir sur les cendres de Ground Zero et croire qu’ils auront une nouvelle mission et une nouvelle chanson », me dit Fujimura. « Cela signifie prêter attention à tout ce qui se passe, le bon comme le mauvais. […] Pour des personnes comme Bono et U2, l’expérience du traumatisme leur a permis d’entendre un appel. De prêter attention aux buissons ardents — ces lieux où Dieu parle — et de partager avec le monde ce qu’ils voient et entendent. »

« Where the Streets Have No Name » est une lamentation, une prière pour une unité qui transcende les divisions de race, de classe et de nationalité. À la fin de la chanson, Bono a ouvert sa veste, dévoilant les étoiles et les rayures du drapeau américain cousues dans sa doublure — un symbole supplémentaire de solidarité.

Bono décrira plus tard ce moment comme une soirée de « joie provocatrice ». La description convient non seulement à cette nuit, mais à l’ensemble de son témoignage unique.

Trop souvent, les artistes chrétiens sont confrontés à des codes non écrits — sujets à éviter, images de soi à projeter, messages à faire passer dans leurs projets, personnes à ne pas offenser et politiques à approuver ou à éviter. Peu de choses sont plus toxiques pour la créativité que ce genre de dogmatisme.

La réponse de U2 à ces tensions a été d’accepter le paradoxe et la contradiction liés au fait de vivre dans un espace intermédiaire. Certains en ont conclu qu’ils étaient trop chrétiens pour le grand public et trop grand public pour les chrétiens. Cette approche me paraît faire fausse route. Le fait de vivre dans cet espace liminaire a rendu U2 plus apte à parler aux deux communautés. Cela leur a donné l’occasion, en cette soirée de 2002, de faire le cadeau d’un chemin de deuil et d’espoir au monde qui les regardait.

Bono s’est également trouvé confronté aux divisions d’une manière nouvelle. Au tournant du siècle, il s’est engagé dans une campagne visant à mettre fin à la dette des pays en développement, Jubilee 2000. Le succès de cette campagne et la confrontation à l’épidémie de VIH/sida en Afrique lui ont inspiré un engagement beaucoup plus profond dans le travail militant, qui l’a finalement conduit à fonder la campagne ONE, avec un effort massif pour fournir des médicaments antiviraux au continent.

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Pour que cette campagne réussisse, il avait besoin de l’adhésion des politiciens conservateurs et des dirigeants évangéliques, mais les données des sondages de l’époque suggéraient que les chrétiens évangéliques étaient très peu intéressés par l’aide aux victimes du sida, y compris les orphelins. Bono a pris l’initiative de jeter des ponts en direction de politiciens avec lesquels il n’aurait jamais imaginé partager une table. Il écrit : « Je commençais à voir que la Bible était une porte à travers laquelle je pouvais avancer avec des personnes qui, autrement, seraient restées sur place. »

« Ce ne sont pas des questions partisanes », me dit Michael Gerson. Il a été rédacteur de discours et assistant politique dans l’administration de George W. Bush et a travaillé avec ONE dans les années qui ont suivi. « Bono a trouvé un terrain d’entente avec d’autres grâce à son propre sens de la dignité humaine ancré dans la Bible. »

C’est ainsi que Bono s’est retrouvé entouré de prière dans le bureau du sénateur Jesse Helms (qui avait été l’une des sources d’inspiration — et pas dans le bon sens — de la chanson antiguerre « Bullet the Blue Sky » de U2). Il est difficile d’imaginer un homme politique aux opinions plus diamétralement opposées à celles de Bono. Jesse Helms avait appelé le sida « la maladie des gays » et était un opposant à la législation sur les droits civiques depuis des décennies. « Et le voilà », écrit Bono, « qui pose sa main sur ma tête ».

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Jesse Helms priait pour lui.

« Il a les larmes aux yeux et, par la suite, il se repentira publiquement de la façon dont il a parlé du sida dans le passé. Un choc aussi important pour la gauche que pour la droite. C’est l’analogie de la lèpre dans les Écritures qui l’a ému. Il devait suivre son Jésus dans cette direction. »

Tout au long de l’administration Bush, Bono et les autres membres de la campagne ONE ont construit pont après pont, ce qui a permis d’allouer plus de 100 milliards de dollars de l’argent des contribuables aux efforts de prévention et de traitement du VIH.

« Ce qui a fait basculer l’Amérique », me dit Bono, « ce qui a contribué à inspirer un président conservateur des États-Unis à se lancer dans la lutte contre le VIH/sida et à mener le monde dans ce qui a été la plus grande, la plus importante opération de l’histoire de la médecine, ce sont les chrétiens conservateurs. »

Je lui dis que je suis fasciné par ces récits, surtout dans notre époque si polarisée.

« Je me définirais comme un centriste radical », explique-t-il. « Ne pas laisser sa foi être détournée par la politique est quelque chose auquel nous devons tous faire très attention. »

Si les lamentations pleines d’espoir étaient un acte de rébellion en 1981, lorsque Boy est sorti, peut-être que se définir comme centriste radical a quelque chose de punk rock en 2022.

« Je ne pense pas que nous devions nous laisser aller à cette vision binaire du monde entre progressistes et conservateurs. Je pense que cela divise beaucoup », dit-il. « Nous trouverons un terrain d’entente en prenant de la hauteur. »

« Nous devons passer par là pour atteindre un lieu de sagesse », poursuit Bono. « Et je prédis un renouveau. » En fait, il prédit que des églises de diverses dénominations « pourraient se remplir au lieu de se vider. Mais cela dépend de la façon dont elles sont utilisées. Nous devons espérer que les gens vivront leur foi, plutôt que de simplement la prêcher. Nous devons la prêcher. Si vous êtes un prédicateur, prêchez-la. Mais si vous ne pouvez pas la vivre, arrêtez. »

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Lorsque j’ai envisagé pour la première fois d’interviewer Bono, l’ampleur et la portée de sa vie me paraissaient un peu écrasantes. Il n’est pas seulement l’une des plus grandes rock stars du monde, c’est aussi l’un des militants les plus visibles et les plus efficaces. Et bien sûr, en lisant Surrender, j’ai été frappé par la façon dont sa vie extraordinaire est aussi pleine de la complexité ordinaire de notre expérience humaine — amour, perte, chagrin, grâce, blessures, rédemption.

« Je voulais expliquer ce que j’ai fait de ma vie à ma famille, mes amis et mes fans », dit Bono à propos de Surrender. « Je voulais aussi expliquer à ma famille ce que j’ai fait de leur vie. Ce sont eux qui m’ont permis de m’absenter, qu’il s’agisse du cirque itinérant qu’était U2 ou de mon activisme. Je voulais juste qu’ils… » Il s’arrête un long moment. « Je voulais qu’ils comprennent ce que je faisais de ma vie. »

Ayant passé la majeure partie de ma vie à m’identifier à l’éthique spirituelle des paroles de Bono, je pense qu’il est parfaitement logique que Bono écrive des mémoires spirituelles. C’est un genre qu’Augustin n’a probablement pas inventé, mais dont il a certainement établi la norme dans ses Confessions. Les expressions de désir, de regret et d’espoir d’Augustin résonnent encore aujourd’hui parce qu’elles reflètent l’expérience de toute âme qui se permet de ressentir son désir de Dieu. La prière la plus célèbre d’Augustin, « Notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il repose en toi », ressemble beaucoup à la chanson de U2 « I still haven’t found what I’m looking for » (« Je n’ai pas encore trouvé ce que je cherche »).

Même dans les dernières pages de Surrender, Bono se présente comme un pèlerin, pas comme un sage. Il est toujours en recherche. Il y raconte une histoire à propos de son fils qui jouait avec son groupe, Inhaler, et de la conversation qu’ils ont eue par la suite. Bono lui dit : « Être soi-même est la chose la plus difficile, et c’est facile pour toi. Je n’ai jamais été moi-même. »

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Je dis à Bono que cette phrase m’a vraiment surpris.

« Le mot surrender (“reddition”) me semble encore hors de portée. Le caractère intégré que l’on attend d’une personne qui a été guérie par sa foi, je ne l’ai probablement pas. J’ai la joie, j’ai quelques idées, j’ai beaucoup de choses. Mais être bien dans sa peau, voilà ce dont je parlais », dit-il.

« Vous savez, le truc de U2 sur les scènes… il y a beaucoup de choses à faire », dit-il. « Nous devons vraiment nous préparer avant de monter sur scène. Nous devons prier les uns pour les autres. On pourrait se dire “Allez, les gars. C’est juste un spectacle de rock-and-roll. Allez-y.” Mais nous ne pouvons pas le faire sans cela. Je parlais hier à mon lycée, aux élèves de sixième année. Je leur lisais le livre ; j’étais si nerveux. »

Il prend une lente inspiration. « Mais je vais vous dire, au fond, il y a une ancre », explique-t-il. « Je suis fixé à un rocher, et ce rocher, c’est Jésus. »

Mike Cosper est directeur de CT Media.

Les extraits de Surrender cités dans l’article ont été traduits à partir de l’original anglais.

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