Les fans de la série Harry Potter se souviennent peut-être des tentes magiques que l’on voit apparaître dans le quatrième tome. Dans l’adaptation cinématographique de Harry Potter et la coupe de feu, lorsque ses amis emmènent le héros assister à la Coupe du monde de leur sport favori, le Quidditch, le public semble loger dans des myriades de petites tentes apparemment conçues pour n’accueillir qu’une ou deux personnes chacune. C’est donc avec étonnement que Harry voit ceux qui l’accompagnent entrer les uns après les autres dans une unique tente, qui peut en réalité contenir bien plus que sa taille extérieure ne laisse supposer. En suivant le mouvement, le jeune homme se retrouve alors émerveillé face à un intérieur spacieux contenant plusieurs chambres, une salle à manger et un grand salon.

Cette scène offre en quelque sorte une image des idées et réalités que Scott Cairns aborde dans son nouveau recueil de poèmes, Lacunae. L’auteur est un poète orthodoxe oriental à l’origine de dix recueils de poèmes, de divers essais, de mémoires spirituelles et du texte de deux oratorios. Les poèmes de Lacunae touchent régulièrement au mystère des choses divines. La portée de celles-ci est infinie, mais elles s’inscrivent à leur manière dans des espaces et des temps finis. Tout comme Harry Potter est surpris de découvrir tout ce que contenait une tente apparemment si petite, le lecteur se retrouvera ainsi émerveillé de contempler la plénitude de Dieu contenue en Marie et, plus encore, en chaque chrétien par l’inhabitation de l’Esprit saint.

Joey Jekel, écrivain et professeur de lettres classiques au Texas, a interrogé le poète au sujet de son dernier recueil, de la nature de la poésie et de la théologie qui inspire la sienne.

Pour reprendre l’expression de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov, pourriez-vous nous parler brièvement de votre « histoire sainte » ?

J’ai été élevé comme baptiste, bien que mon baptisme se soit avéré relativement fragile. Je suppose que la grâce de ces années-là est que mes parents vivaient le fondamentalisme de notre communauté de manière relativement douce. Mon père aimait dire qu’un chrétien devrait chercher à être « engageant pour que d’autres aient envie de s’engager ». En tout cas, je ne me suis jamais senti sous pression comme d’autres semblent l’avoir été ; en réalité, l’amour profond de Dieu que j’ai découvert dans cette communauté m’a permis de me sentir délicieusement libre, serein et ouvert.

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À l’université, suite à l’exemple de mon frère aîné, Steve, j’ai commencé à lire ce que nous appelons « les pères de l’Église primitive ». C’est dans leur témoignage que j’ai reconnu que bien des réticences ressenties à l’égard de ce que j’entendais dans notre église baptiste reposaient sur des intuitions historiquement fondées. Pendant des années, j’avais pensé que je devais être hérétique, mais il s’est avéré que je me trompais. Il m’a fallu de nombreuses années de lecture de cette antique tradition pour finalement trouver le chemin de l’orthodoxie en 1998. Lorsque je l’ai fait, j’ai eu le sentiment que je rentrais à la maison.

Vous utilisez fréquemment les mots noûs et noétique dans vos poèmes et vos écrits. Pouvez-vous expliquer comment et pourquoi vous utilisez ces termes ?

Au début de mon lent cheminement vers la plénitude de la foi que l’on trouve dans l’orthodoxie, j’ai noté une série de dichotomies insatisfaisantes dont j’avais en quelque sorte hérité en raison, en particulier, de la division de l’Église entre l’Est et l’Ouest. Certaines de ces dichotomies résultent de traductions malheureuses et le choix, dans la plupart des traductions, de rendre noûs par « pensée » est peut-être l’un des plus problématiques.

Bien que le terme ait quelque peu évolué au cours des millénaires, la plupart des traditions de l’Église primitive voient là plus que l’esprit, la raison ou la pensée ; comme le disait l’évêque Kallistos Ware, il s’agirait plutôt de « l’aptitude intellective du cœur ». En d’autres termes, le noûs est le point de rencontre de l’intellect et de la connaissance ressentie, de l’esprit et du cœur.

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L’orthodoxie m’a appris que la personne humaine se comprend mieux comme un animal complexe, doté d’une âme — un esprit — et entretenant une relation noétique avec le Dieu unique. Et puisque notre Dieu se caractérise par les termes interpersonnels de Père, Fils et Saint-Esprit, nous sommes également en relation noétique avec d’autres personnes humaines. En fait, on pourrait dire que notre personnalité même dépend de ces relations.

Nous ne sommes pas — contrairement à ce que j’avais pu comprendre dans l’église de mon enfance — des esprits sans lien avec le corps. Nous n’aspirons pas à transcender notre corps. Nous ne sommes pas des anges et nous n’avons pas vocation à le devenir. Notre vocation, cependant, est de devenir comme Dieu ; créés à son image, nous sommes appelés à grandir à sa ressemblance. Nous n’éclipserons jamais sa sainteté infinie et inépuisable, mais par notre adoption et notre identification avec Jésus, nous devenons semblables au Dieu qui nous a appelés à l’existence.

Qui est « Isaac le Petit », un nom auquel vous attribuez de nombreuses épigraphes et poèmes tout au long de vos recueils ?

Mon cheminement vers l’Église orientale a nécessité trois décennies de lecture des écrits de l’Église primitive. J’avais fini par adopter une grande partie de ce que je lisais dans ces textes, mais lorsque j’ai découvert les Homélies ascétiques de saint Isaac le Syrien, mon cœur est enfin rentré à la maison. Ces homélies m’ont conduit sur le dernier bout de chemin pour reconnaître dans ces écrits un grand nombre des multiples intuitions que j’avais perçues en cours de route. Lorsque je suis entré officiellement dans l’Église orthodoxe grecque, je l’ai fait en tant qu’Isaac, saint Isaac le Syrien étant — comme nous le disons — mon « saint patron ». Le personnage d’Isaac le Petit est depuis lors devenu mon interlocuteur fictif dans une grande partie de mon travail.

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L’iconographie occupe une place importante dans votre travail, en particulier dans Lacunae celle de Notre-Dame du signe. Pourriez-vous nous parler un peu du rôle des icônes dans la foi orthodoxe et dans votre recueil ?

L’icône formule en quelque sorte une affirmation théologique. Les icônes du Christ, en particulier, sont considérées comme une confession du fait que le Christ était à la fois Dieu et une personne pleinement humaine qui peut être représentée dans l’icône. J’ai souvent été gêné par une formule courante qui fait des icônes des « fenêtres sur le ciel ». Elle me semble trop mettre l’accent sur la distance et le caractère étranger de Dieu et de ses saints. Le rôle profond d’une icône est plutôt de souligner la présence du Christ ici avec nous, de même que les saints — cette immense nuée de témoins (Hé 12.1) — sont également ici avec nous. Les illusions du temps et de la distance sont atténuées par le fait que nous nous trouvons ainsi en présence de ces moments et personnages historiques chers à notre cœur.

Quant à la belle icône qui figure sur la couverture de Lacunae, c’est une icône très courante qui orne le dôme au-dessus des autels dans la plupart de nos églises. En grec, elle est décrite comme la Πλατυτέρα των Ουρανών, ou « plus vaste que les cieux ». Elle met en scène le fait que le Dieu que nul ne peut contenir était néanmoins contenu dans le sein humain de Marie. Ce mouvement est au cœur de ce que j’entends lorsque je parle de la manière dont opère le langage poétique ; j’ai souvent caractérisé cette opération comme la présence et l’action de quelque chose d’immense, inépuisable et insaisissable appréhendées dans un espace de sobriété. C’est ma sensibilité à cette qualité essentielle de la poésie qui m’a amené à me fixer sur cette idée de lacunae — ou lacunes — des ouvertures ou des espaces qui suggèrent plus que ce qu’ils ne semblent contenir.

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Je pense à cet étrange passage de l’épître aux Colossiens où Paul affirme qu’il se réjouit de ses souffrances pour l’Église par lesquelles il comble dans sa chair « ce qui manque encore » aux souffrances du Christ (1.24). Cette traduction me paraît malheureuse. Nous sommes réticents à imaginer qu’il manque quoi que ce soit dans ce que le Christ accomplit. Ma propre traduction ne serait pas ce qui manque, mais ce qui reste à faire. À mes yeux, il y a là l’offrande de notre participation volontaire à cette souffrance.

Votre poésie aborde aussi le thème de la distraction et de l’éloignement. Comment un chrétien peut-il gérer les distractions de la vie ?

Je pense que la meilleure réponse est de prier sans cesse. Il faut développer un sens constant de la proximité de Dieu, la conscience qu’il est toujours avec nous. Cela nous aide à traverser toutes sortes de distractions, qu’elles proviennent de personnes cruelles ou ignorantes, de tragédies naturelles ou non, de nos souffrances ou de notre propre péché. Pour autant que je sache, le meilleur chemin pour développer ce sens est la Prière de Jésus : « Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. » Pendant près de deux millénaires, de nombreux croyants ont compté sur cette pratique pour les aider à se maintenir dans la conscience de cette réalité lumineuse de Dieu avec nous.

La liturgie orthodoxe est également très utile à cet égard. Le fait de vivre l’année au fil du calendrier ecclésiastique, soutenu par le rythme des offices, permet également que notre foi ne reste pas seulement une série de propositions, mais que se développe en nous un sens croissant de qui nous sommes et de celui auquel nous appartenons.

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Dans ses Lettres à un jeune poète, le poète Rainer Maria Rilke établit un lien entre l’art de la poésie et l’art de vivre. Voyez-vous un lien entre ces deux choses ?

Je pense que notre art premier doit être de nous façonner nous-mêmes. Je pense également que toute entreprise que l’on puisse à juste titre qualifier de vocation se comprend mieux comme un moyen de mieux appréhender qui nous sommes et ce que nous sommes appelés à devenir. Ainsi, oui, pour ceux qui sont appelés à l’art de la poésie, cet appel est totalement lié à leur art de vivre, de bien vivre, d’une manière qui soutient notre propre cheminement spirituel, tout en soutenant celui des autres.

Le succès dans l’art de la poésie et dans l’art de vivre dépend de l’approfondissement de l’art de la prière. Au départ, j’avais tendance à résister à l’association de la poésie et de la prière, mais, à l’âge mûr, j’ai abandonné cette résistance. Si nous comprenons que la prière est moins affaire de requêtes que de communion et que la poésie est moins affaire d’expression que de quête verbale d’illumination, alors nous pouvons entrevoir comment l’une peut servir l’autre.

Pourriez-vous expliquer le concept de théologie apophatique et son attitude d’humilité devant le mystère de l’Écriture ? Quelles sont la valeur et la beauté de cette approche théologique ?

La théologie existe sous deux formes : cataphatique et apophatique. Les deux approches sont présentes dans l’Église, tant historiquement que de nos jours. L’approche cataphatique — qui, d’une manière générale, est plus à l’aise pour formuler des définitions à propos de Dieu et de sa nature — est peut-être la plus familière en Occident. L’approche apophatique — on peut clairement le dire — tient le haut du pavé en Orient.

Les dangers principaux d’une approche cataphatique se manifestent chaque fois qu’un pasteur ou un théologien prétend expliquer entièrement les mystères dont témoignent les Écritures, chaque fois qu’une paraphrase désinvolte menace d’éclipser les profondeurs inépuisables d’un texte L’Église orientale privilégie une approche plus hébraïque, plus rabbinique du commentaire théologique, se limitant à proposer un sens provisoire de ce qu’un passage peut offrir. Cette approche plus humble face au mystère me semble une disposition bien préférable à l’arrogance d’un pasteur qui proposerait sa propre interprétation sous le label « Voici ce que Dieu dit ».

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Que voulez-vous dire en affirmant qu’« il n’y a qu’une seule Église véritable, diversement appréhendée » ?

Cela me rappelle une question piège que j’ai entendue il y a quelque temps. La question était : « Combien d’églises avez-vous dans cette ville ? » La seule réponse correcte était « Une ».

Si l’Église est considérée comme le corps du Christ, il doit aller de soi que tous ses membres, malgré leurs différences, sont membres de ce corps unique.

Ainsi, oui, indépendamment des divisions que nous connaissons — et du terme profondément regrettable de dénominations — le corps du Christ est invariablement un. Je pense que la plupart des divisions historiques peuvent être interprétées comme les conséquences de diminutions successives de la foi.

Cela me rappelle également ce que mon premier prêtre, le père George Paulson, m’a dit lorsque je l’ai rencontré pour lui annoncer que je voulais me « convertir » à l’orthodoxie. « Te convertir ? », m’a-t-il répondu. « Qu’est-ce que tu es actuellement ? Musulman ? Hindou ? » Il m’a encouragé à considérer que devenir orthodoxe signifiait pour moi « embrasser la plénitude de la foi » et pas me « convertir ».

Ainsi, oui, — que cela nous plaise ou non — nous sommes tous membres d’un seul corps, d’une seule Église ; nous percevons simplement ce corps de manière différente, à des degrés divers de plénitude.

Y a-t-il autre chose que vous aimeriez mentionner, que ce soit à propos de ce recueil de poèmes ou de votre travail en général ?

Je voudrais simplement dire que je ne considère aucun de mes recueils successifs de poèmes comme l’expression d’un nouveau départ ou d’une nouvelle approche. Je vois chacun comme une étape de développement dans la direction que j’espérais prendre dès le départ. Les poèmes sont ma façon d’examiner mon cœur et mon esprit. Ils sont ma façon de pouvoir vivre, ne serait-ce que provisoirement, avec ce que j’entrevois au cours de cet examen.

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Je continue à me préoccuper du devenir, de notre devenir collectif, sachant qu’aucun d’entre nous ne cessera jamais de devenir. Le Dieu à la ressemblance duquel nous évoluons est un Dieu inépuisable et notre cheminement vers la participation à la sainteté de Dieu est un cheminement sans fin.

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