Les effroyables attaques perpétrées contre Israël le 7 octobre ont eu lieu presque 50 ans jour pour jour après le début de la guerre du Kippour. Les hostilités avaient alors commencé après l’invasion surprise d’Israël par l’Égypte, la Syrie et la Jordanie le 6 octobre 1973. Cette fois, la violence a démarré par un assaut brutal du groupe terroriste Hamas.

La comparaison entre les deux a des limites. Néanmoins, il est révélateur d’observer la façon dont les évangéliques (et en particulier les évangéliques américains) ont réagi à ces crises à 50 ans d’intervalle et de voir ce qui a changé et ce qui reste identique. Les évangéliques s’intéressent de plus près au Proche-Orient aujourd’hui qu’à l’époque, et leurs approches de la question se sont diversifiées.

Quelques jours seulement après le début du conflit, on entendait déjà des réactions de personnalités évangéliques de premier plan face aux actes de violence et aux prises d’otages sans précédent du Hamas. Le rédacteur en chef de CT, Russell Moore, appelait les chrétiens à « se tenir aux côtés d’Israël attaqué », tandis que la déclaration de l’Association nationale des évangéliques américains (NAE) condamnait la violence des deux côtés.

Samuel Rodriguez, président de la National Hispanic Christian Leadership Conference [un important mouvement hispanophone chrétien aux États-Unis] déclarait sur Twitter/X : « Le Hamas est le nouvel ISIS et il faut l’arrêter ! » Shane Claiborne, pacifiste et militant évangélique, a lui critiqué Israël et le Hamas pour avoir « fait des choses qui ne conduisent pas à la paix ». Greg Laurie, pasteur de la Harvest Christian Fellowship en Californie, estimait lui que l’attaque du Hamas avait une dimension prophétique.

Ces réactions ne sont pas surprenantes. Aujourd’hui, nous tenons pour acquis que des dizaines, voire des centaines, d’associations évangéliques, d’organisations paraecclésiastiques, d’églises et de responsables chrétiens se prononceront sur cette situation tragique, et que ces déclarations varieront dans leurs approches.

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Mais cela n’a pas toujours été le cas, et notamment pas avant la guerre du Kippour. Au cours des 50 dernières années, un véritable écosystème de ministères et de groupes de pression s’est développé autour des relations israélo-palestiniennes, dont certains sont explicitement sionistes chrétiens ou propalestiniens.

Bien sûr, des agences missionnaires dédiées au Proche-Orient existent depuis plus de deux siècles. L’action évangélique et le soutien aux efforts humanitaires dans la région ont été présents tout au long des nombreuses guerres de l’ère moderne. Mais la préoccupation centrale pour le conflit israélo-palestinien est un développement historique du mouvement évangélique plus récent que beaucoup ne le pensent.

Ce phénomène relève d’une convergence de tendances et de facteurs propres aux évangéliques et son étude met en lumière la manière dont les réactions évangéliques ont été façonnées par le contexte politique et géopolitique plus large.

En 1973, un cercle relativement restreint de responsables exerçait l’essentiel de l’influence dans les médias et auprès des institutions lorsqu’il s’agissait de parler du Proche-Orient au nom des « évangéliques ». La visibilité médiatique des évangéliques se résumait à un petit réseau sioniste chrétien naissant, forgé dans les premières années de l’existence de l’État d’Israël. Ce réseau a pris de l’importance après la guerre des Six Jours de juin 1967, qui a vu Israël vaincre de manière décisive ses voisins arabes.

Nombre de ces intervenants connaissaient personnellement Billy Graham ou gravitaient dans les cercles environnants. Le fondateur de CT fut un véritable pivot dans les relations entre Juifs et évangéliques dans l’après-guerre. Il joua un rôle crucial en coulisses en octobre 1973 (pendant la guerre du Kippour) en encourageant le président Nixon à donner le feu vert au plus grand pont aérien de l’histoire des États-Unis pour aider Israël.

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En dehors de Graham, les réactions évangéliques de 1973 représentaient un éventail d’opinions beaucoup plus restreint qu’aujourd’hui. Les évangéliques américains ont rapidement et systématiquement pris la défense d’Israël. Arnold T. Olson, alors président de la NAE et président de longue date des Églises évangéliques libres d’Amérique, décrivit l’attaque contre Israël comme « une nouvelle preuve des profondeurs dans lesquelles l’esprit humain peut sombrer ».

G. Douglas Young, le fondateur canadien de l’American Institute of Holy Land Studies (aujourd’hui Jerusalem University College), une école d’études supérieures à Jérusalem, comparait les défis auxquels Israël était confronté en temps de guerre à ceux des Juifs d’Allemagne dans les années 1930, affirmant que le relatif silence des chrétiens au cours de la deuxième semaine de la guerre rappelait le silence des Églises pendant l’Holocauste.

Malgré l’initiative de Graham auprès de Nixon, le Christianity Today de l’époque eut probablement l’analyse la moins partisane, dénonçant l’invasion, mais reconnaissant qu’une « réticence à abandonner toute partie substantielle de ses acquisitions des Six jours » faisait qu’Israël avait « laissé derrière lui les germes d’un autre conflit ».

Au cours de la décennie suivante, tout un écosystème d’organisations sionistes chrétiennes allait émerger et éclipser, du moins en nombre, les autorités évangéliques de 1973. L’élan initié par des personnalités comme Olson et Young, relativement proches de Graham, allait bientôt être transformé par une nouvelle série d’organisations fondamentalistes et pentecôtistes.

Il s’agissait de conservateurs plus motivés sur le plan idéologique (et eschatologique) et disposant de bien plus de ressources et de membres que la dénomination d’Olson et l’école supérieure de Young. Outre cela, leur accord allait au-delà des positions théologiques — et des recommandations de la politique américaine à l’égard d’Israël — pour s’étendre au soutien de politiciens israéliens émergents de droite tels que Menachem Begin.

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Jerry Falwell Sr, Pat Robertson et le jeune John Hagee s’engagèrent dans un activisme pro-Israël dès la fin des années 1970. En 2006, Hagee fondait Christians United for Israel, une organisation de lobbying, dont Falwell est alors membre du conseil d’administration.

À cette époque, les chrétiens sionistes américains, pour la plupart évangéliques, étaient prêts à être représentés en tant que bloc électoral par une organisation faîtière concentrée sur ce seul sujet. Aujourd’hui, l’organisation de Hagee revendique plus de 10 millions de membres.

Si l’avènement d’un sionisme chrétien organisé constitue une évolution déterminante dans la manière dont les évangéliques envisagent aujourd’hui le conflit israélo-palestinien, ce n’est pas toute l’histoire. Un mouvement parallèle, quoique plus modeste, voit également le jour après la guerre de 1973, donnant une voix à la critique du sionisme chrétien et à la solidarité avec les chrétiens palestiniens au sein de la gauche évangélique naissante.

Des revues comme The Post-American (aujourd’hui Sojourners) commencent alors à critiquer les approches théologiques et politiques des évangéliques pro-Israël. Dans les années 1980, des figures internationales comme John Stott encouragent — par l’intermédiaire du Mouvement de Lausanne et d’autres — les organisations évangéliques à lutter contre le sionisme chrétien et à nouer des relations avec les chrétiens palestiniens.

L’organisation Evangelicals for Middle East Understanding (« Évangéliques pour la compréhension au Moyen-Orient ») fut créée en 1986. Sabeel, un centre de théologie dont le siège se trouve en Cisjordanie, fut fondé en 1989 par le théologien anglican palestinien Naim Ateek, spécialiste de la théologie de la libération. Ces dernières années ont également vu le jour le Bethlehem Bible College, la conférence Christ at the Checkpoint qui y est associée et un réseau croissant d’organisations propalestiniennes.

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L’équilibre entre les défenseurs d’Israël et les défenseurs des Palestiniens reste loin d’être atteint. Les sionistes chrétiens n’ont jamais été aussi organisés et unifiés qu’au cours de la dernière décennie et demie. Ils ont incontestablement contribué à ce que l’ancien président Donald Trump accomplisse un de leurs objectifs de longue date en déplaçant l’ambassade des États-Unis en Israël à Jérusalem en 2018.

Après les attentats terroristes perpétrés ce mois-ci par le Hamas, l’International Fellowship of Christians and Jews, une organisation juive soutenue principalement par des chrétiens évangéliques, s’est immédiatement engagée à verser une aide de 5 millions de dollars. L’organisation Christians United for Israel de John Hagee a également promis d’« affronter et de vaincre tout élu à Washington qui tenterait de saper la capacité d’Israël à se défendre » dans la guerre contre le Hamas.

Pourtant, il semble que les jeunes évangéliques sont plus ouverts aux arguments politiques palestiniens (ce qui ne veut pas dire qu’ils soutiennent le Hamas) ou se désintéressent complètement de la question. Des organisations pro-Israël comme Passages — inspirée par les populaires voyages de l’organisation Birthright Israël pour les étudiants juifs américains — tentent d’enrayer ce changement, mais les résultats des sondages continuent de montrer un fossé générationnel. En 50 ans, le paysage s’est considérablement modifié.

Une partie de cette situation est moins liée à la situation au Proche-Orient qu’aux changements politiques intervenus aux États-Unis. Le réalignement partisan en matière de politique étrangère est un élément majeur de cette histoire, tout comme la croissance des groupes de pression nationaux tels que l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC). Le soutien à Israël, même s’il reste largement bipartisan pour la plupart des Américains, revêt de plus en plus l’aspect d’un des nombreux champs de bataille de la guerre culturelle opposant les conservateurs aux progressistes et les jeunes à leurs aînés.

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Le développement d’Internet et des réseaux sociaux fait que les évangéliques sont plus que jamais au courant de la vie quotidienne des Israéliens et des Palestiniens. Cependant, ce que nous savons nous parvient par le filtre des organisations et des médias que nous suivons. Un fidèle téléspectateur du Christian Broadcasting Network (nettement pro-Israël avec une émission dédiée à ce sujet) aura une compréhension des événements actuels étonnamment différente de celle d’un autre chrétien qui reçoit des informations de Sabeel ou de B'Tselem, une organisation pacifiste basée à Jérusalem.

Le tourisme évangélique en Israël s’est maintenu à un niveau élevé, permettant à des milliers de visiteurs de vivre une expérience de première main (même si pas nécessairement représentative) de la vie en Israël et dans les territoires contestés. En outre, la croissance du leadership pentecôtiste dans les cercles évangéliques conservateurs — de Hagee à l’activiste juif messianique Michael David (Mike) Evans en passant par l’auteur populaire Joel Rosenberg — a ouvert la voie à un sionisme chrétien qui s’est développé au-delà de l’Amérique pour devenir un mouvement mondial.

Mais la situation au Proche-Orient a aussi beaucoup évolué. Je pense notamment à la longue influence politique du Premier ministre israélien Benyamin (Bibi) Netanyahou (un favori du sionisme chrétien), l’élargissement des colonies juives dans les territoires palestiniens contestés, l’influence régionale croissante de l’Iran et le comportement violent et despotique du Hamas et de l’État islamique, entre autres acteurs problématiques de la région.

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Les premiers jours du nouveau conflit en Israël ont clairement montré à quel point la perception de la situation parmi les évangéliques a changé depuis 1973 et comment celle-ci a fini par capter bien plus de notre attention. La guerre en cours entre Israël et le Hamas pourrait bien conduire à de nouvelles évolutions.

Daniel G. Hummel travaille à Upper House, un centre d’études chrétiennes sur le campus de l’université du Wisconsin à Madison. Il est l’auteur de Covenant Brothers: Evangelicals, Jews, and U.S.-Israeli Relations.

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