Un nombre croissant d’Australiens se rend compte actuellement que notre nation est fondée sur un mensonge juridique : celui selon lequel, lors de sa découverte par les Européens, le continent était terra nullius, « terre de personne ». La vérité est qu’à cette époque-là, les Aborigènes vivaient depuis au moins 65 000 ans sur ces terres, aujourd’hui appelées Australie. Mais comme la loi britannique stipulait qu’il n’y avait personne, la plupart des colons n’ont pas pris la peine de conclure des traités avec eux.

John Batman, né en Australie d’un père bagnard et d’une mère libre qui avait payé la traversée pour préserver l’unité de la famille, fait exception à la règle. Après avoir rencontré des difficultés pour obtenir une concession dans d’autres régions, Batman trouva une terre près de Merri Creek, également connue comme berceau de la nation Wurundjeri. Il la balisa et signa un traité avec ces Aborigènes, échangeant des mouchoirs, de la farine et d’autres fournitures contre la plus grande partie de ce qui deviendrait un jour Melbourne.

Même si leurs signatures étaient authentiques, les Wurundjeri ne pouvaient envisager par là qu’une occupation temporaire de leur territoire. Ils appartenaient à cette terre. Pas le contraire. Pour eux, elle n’était pas une possession qui pouvait être vendue, comme le prévoyait le droit anglais.

En fin de compte, cela ne changea rien, car, en 1835, par une lettre au nom du roi, le gouverneur invalida le traité, arguant que les terres appartenaient déjà à la couronne. Et en l’espace de quelques années, la plupart des habitants autochtones de cette région furent tués ou déplacés de force loin de leur terre ancestrale.

Bien que ce thème soit récurrent dans toute l’histoire de l’Australie, il s’agit ici de l’histoire de la terre sur laquelle je vis et travaille. J’en ai entendu parler pour la première fois alors que je me préparais à prêcher sur 1 Rois 21 dans une Église près de Merri Creek, où le traité a été signé. Personne n’aime se comparer aux méchants de la Bible, surtout pas à Achab et Jézabel, deux des souverains les plus cruels des Écritures. Mais en lisant leur histoire et le jugement de Dieu à leur égard, on ne peut que faire le parallèle entre leur arrogance violente et leur cruauté désinvolte et celles des colons européens qui ont volé Melbourne.

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Au 9e siècle avant J.-C., Achab règne sur les tribus dissidentes du nord d’Israël. La Bible le décrit comme l’un de leurs pires rois : « Achab, fils d’Omri, fit ce qui déplaisait au Seigneur, plus que tous ses prédécesseurs. » (1R 16.30) Ce n’est pas peu dire. Avec sa femme Jézabel, il rompt régulièrement l’alliance d’Israël avec Dieu et l’enfonce dans l’idolâtrie profonde, en construisant un temple de Baal et en persécutant violemment les prophètes de l’Éternel. Sur le mont Carmel, le prophète Élie lui lance, ainsi qu’aux 450 prophètes de Baal, un défi célèbre pour voir quel dieu répondrait par le feu au sacrifice ! (1 Rois 18)

L’alliance de Dieu a cependant une dimension aussi bien horizontale que verticale. Si sa colère se déploie contre les offenses envers le ciel, elle le fait tout autant envers l’injustice commise sur terre. Ainsi, dans 1 Rois 21, le jugement sévère de Dieu sur Achab est rapporté à un incident concernant un champ ayant appartenu à un certain Naboth.

Naboth possède une vigne qui appartient à sa famille depuis des générations. Malheureusement pour lui, cette vigne avoisine le palais du roi Achab qui trouve que ce serait l’endroit idéal pour un potager. Il demande à Naboth s’il peut acheter son champ.

Naboth refuse. « Que le Seigneur me garde de te donner le patrimoine de mes pères ! » (v 3) De même que les anciens de Wurundjeri n’auraient jamais accepté de vendre leur terre à John Batman, les Israélites pieux comme Naboth se considéraient comme les gardiens de la terre de leurs ancêtres, plutôt que comme ses propriétaires. Celle-ci ne pouvait donc jamais être vendue de manière permanente (Lv 25.23).

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Furieux du refus de Naboth, Achab rentre chez lui pour bouder. Il refuse de dîner et se couche en s’apitoyant sur son sort, jusqu’à ce qu’un puissant et cruel chef politique s’approche de lui.

Jézabel reprend Achab pour ses gémissements. « Est-ce bien toi qui exerces la royauté sur Israël ? Lève-toi, mange, que ton cœur soit content ! Moi, je te donnerai la vigne de Naboth le Jizréélite ! » (1 R 21.7) Elle écrit des lettres au nom du roi pour accuser Naboth à tort et le faire exécuter pour blasphème, ce qui libère le champ pour Achab.

Froide, décidée et mortellement efficace, Jézabel n’a guère de pitié pour ceux qui se trouvent sur son chemin. Achab fait fi des scrupules que pourrait lui inspirer la manière d’agir de sa femme et s’empare du champ de l’homme assassiné.

Souvent, il semble que les noms et les histoires de personnes qui, comme Naboth, ont été la cible de ceux qui agissaient en toute impunité, ont été oubliés pour toujours. Pourtant, Dieu se souvient. Par l’intermédiaire du prophète Élie, Dieu délivre un message qui fait froid dans le dos : « Au lieu même où les chiens ont léché le sang de Naboth, les chiens lécheront aussi ton propre sang. » (v 19)

La prophétie se réalise trois ans plus tard, lorsque Achab se bat contre la nation voisine d’Aram à Ramoth de Galaad et meurt d’une flèche perdue au cours de la bataille (1 Rois 22). Alors que les serviteurs lavent le sang d’Achab sur son char, une meute de chiens arrive et lape la flaque sanglante, comme prophétisé, dans le champ de Naboth.

C’est le début de la fin pour la dynastie d’Achab. Deux fils lui succèdent. Le premier (Achazia) meurt, puis, lors d’une reprise de la bataille qui a tué son père, le second (Joram) est blessé et retourne à Jizréel pour se rétablir. L’ancien général d’Achab, Jéhu, est envoyé en mission par Dieu pour l’achever et s’emparer du trône. Il transperce le cœur de Joram d’une flèche et jette son corps dans le champ de Naboth, réalisant ainsi la prophétie d’Élie dans 1 Rois 21.

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Jéhu était l’un des soldats qui, quelques années plus tôt, avaient entendu les paroles de jugement d’Élie : « N’as-tu pas assassiné et pris possession ? » (1 R 21.19) Alors qu’il met fin à la dynastie d’Achab, il déclare que la justice est enfin rendue pour ce qu’Achab et Jézabel ont fait subir à Naboth (2 R 9.25-26).

« Prends-le et jette-le dans la parcelle de terre qui appartient à Naboth le Jizréélite ; car, souviens-toi, lorsque moi et toi nous étions avec les équipages des chars d’Achab, son père, le Seigneur prononça contre lui cette sentence : “Aussi vrai que j’ai vu hier le sang de Naboth et le sang de ses fils — déclaration du Seigneur — je te paierai de retour dans cette parcelle même ! — déclaration du Seigneur.” », dit Jéhu à l’officier de son char. « Maintenant prends-le et jette-le dans la parcelle, selon la parole du Seigneur. »

N’avez-vous pas assassiné des hommes, des femmes et des enfants et saisi leurs biens ?

Ceux qui vivent, travaillent et pratiquent leur culte sur des terres volées seraient bien avisés d’agir avec prudence. Dieu n’a pas oublié ce qui s’est passé ici en Australie. Il a humilié des royaumes plus grands que le nôtre pour moins que cela.

Les Australiens autochtones n’ont pas non plus oublié comment ils ont perdu cette terre. Pour Stan Grant, éminent journaliste aborigène, cette injustice met sa foi à l’épreuve :

Où était Dieu lorsque notre pays a été envahi ? Où était Dieu lorsque nous avons été tués lors des guerres de la frontière ? […] J’ai été élevé par des gens qui mettaient leur espoir en Dieu. Un espoir difficile. L’espoir désespéré d’un peuple abandonné. Un peuple qui attend la justice de Dieu.

Ces injustices ont eu lieu bien avant ma naissance. Pourtant, nous, Australiens non autochtones, héritons ensemble de la culpabilité aussi sûrement que nous héritons de la terre elle-même. Comme Achab, nous avons profité du produit des crimes commis en notre nom. Achab lui-même n’a pas organisé le meurtre, mais l’ordre a été donné en son nom et il s’en est injustement enrichi. Dieu tient non seulement Jézabel, mais aussi les héritiers d’Achab responsables des péchés de son clan tout entier (1 Rois 21.21-24).

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Alors que la culture occidentale individualiste peine à reconnaître les péchés collectifs, la théologie biblique du péché révèle que Dieu tient régulièrement des groupes de personnes responsables de leurs péchés communautaires, même des générations plus tard. Ces péchés n’appellent pas à nier la culpabilité individuelle, mais à se repentir au nom de la communauté (voir Josué 7 ; Esdras 9 ; Daniel 9 ; 1 Corinthiens 5).

Même Achab reconnaît la nécessité d’une repentance publique lorsqu’il est confronté à l’atrocité que Jézabel a commise en son nom. Après qu’Élie ait prononcé le jugement de Dieu, Achab réagit en reconnaissant ses péchés par des actions publiques : « Il déchira ses vêtements, mit un sac sur son corps et jeûna ; il couchait avec ce sac et marchait lentement. » (1 R 21.27) Grâce à cette repentance, Dieu retarde le jugement et permet à sa famille de subsister pour une génération supplémentaire.

Les Australiens non autochtones, comme moi, commencent à se repentir des péchés commis en notre nom en reconnaissant que les lieux où nous vivons et travaillons ont une histoire qui précède la colonisation européenne. Dans le courant de l’année, les Australiens voteront pour savoir s’il convient de reconnaître officiellement les Australiens autochtones dans notre constitution et de faciliter une voix autochtone consultative au Parlement.

Que cette proposition législative aboutisse ou non, de nombreux Australiens continueront à encourager localement la reconnaissance des habitants autochtones. Dans la classe de mon fils, par exemple, une réunion a récemment été introduite par ces paroles utilisées aussi au cours de nombreux autres événements officiels :

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Nous reconnaissons le peuple Wurundjeri comme gardien traditionnel de la terre sur laquelle nous nous réunissons aujourd’hui et nous rendons hommage aux anciens d’hier et d’aujourd’hui.

Il y a vingt ans, peu de gens, en dehors des cercles d’activistes, pratiquaient ces « acknowledgements of country » (« reconnaissances du pays »). Mais grâce à l’encouragement croissant à la réconciliation entre les Australiens autochtones et non autochtones, il est courant d’entendre ce genre de déclaration en prélude à un match sportif ou à l’atterrissage d’un avion, par exemple. On entend aussi de plus en plus souvent des formules officielles de « bienvenue au pays » prononcées par un autochtone ayant des liens ancestraux avec le lieu concerné.

Pour les Australiens non autochtones, comme moi, reconnaître que la terre appartenait à un peuple spécifique, comme le peuple Wurundjeri, c’est faire preuve non seulement de considération pour leur humanité et leur culture, mais aussi de respect pour leur lutte permanente pour survivre en tant que culture unique et irremplaçable dans le sillage de la colonisation européenne.

De nombreux chrétiens évangéliques non autochtones ont adopté cette pratique avec enthousiasme, y voyant un moyen de montrer leur amour envers leurs voisins autochtones. Certains intègrent même ces notions dans les cultes dominicaux.

Une minorité de chrétiens craint cependant que certaines déclarations de reconnaissance ne soient une participation involontaire à la « spiritualité païenne » et que par-là, ils n’invoquent des esprits ancestraux. Ceux qui le pensent sincèrement doivent bien sûr agir selon leur conscience.

D’autres sceptiques considèrent ces remerciements comme de simples rites séculiers qui risquent de ne devenir que répétitions machinales. Cette attitude sous-estime le véritable « danger » de la récitation liturgique : avec le temps, elle a le potentiel profond de nous rendre meilleurs.

Cela dit, pour moi, en tant que spécialiste de l’Ancien Testament, ces reconnaissances reflètent bien le caractère de Dieu que nous découvrons dans l’histoire d’Achab et, en fait, dans toute l’Écriture. Dieu ne recherche pas seulement une adoration véritable, mais aussi une justice véritable. Dieu tient les groupes responsables de leurs péchés collectifs. Dieu s’oppose aux oppresseurs orgueilleux, mais fait grâce à ceux qui se repentent humblement.

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Les Australiens non autochtones ne peuvent pas réparer ce qui a été fait en leur nom. Nous ne pouvons pas faire revivre les générations brisées par la maladie ou la violence ni retrouver les langues et les cultures perdues. Nous pourrions proposer de partir, mais la plupart d’entre nous n’ont nulle part où aller.

Il est humiliant de reconnaître des choses que nous n’avons pas le pouvoir de corriger. Mais la Bible nous apprend sans cesse que la repentance est la première étape de l’obéissance. Pour moi et mes compatriotes australiens non autochtones, suivre Dieu commence par demander pardon pour un mensonge : celui d’avoir revendiqué ce continent comme « terre de personne ».

Andrew Judd enseigne l’Ancien Testament et l’herméneutique au Ridley College, sur la terre de Wurundjeri, aujourd’hui Melbourne, en Australie.

Traduit par Anne Haumont

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