Tout au long de la guerre de six semaines qui a eu lieu dans le Haut-Karabakh, la diaspora arménienne a cherché à assurer un soutien à cette ancienne patrie montagneuse du Caucase que les Arméniens appellent Artsakh.

Au total, ils ont offert plus de 125 millions d’euros en aide économique et humanitaire.

En Californie, ils ont créé des blocages du trafic routier pour protester contre le manque de couverture médiatique.

Au Liban, ils ont suspendu des bannières contre l’agression azérie et turque.

Et en France, leur pression sur le Sénat a été couronnée de succès puisqu’ils ont obtenu une résolution non-contraignante reconnaissant l’indépendance de l’Artsakh. (La législation internationale reconnaît en effet le Haut-Karabakh comme un territoire azéri.)

Ce vote symbolique a fâché l’Azerbaïdjan qui a demandé que la France sorte du Groupe de Minsk, co-présidé par elle-même aux côtés de la Russie et les États-Unis et chargé de superviser les négociations avec l’Arménie depuis 1994. La Turquie, pour sa part, cherche à prendre un rôle de premier plan.

Mais les conséquences de cette situation se manifestent bien au-delà des politiques régionales. La controverse pourrait même menacer la paix sociale française, au moment même où le Président Emmanuel Macron lance une campagne contre le « séparatisme » islamique.

L’Azerbaïdjan, mais surtout la Turquie, son alliée, ont en effet une importante diaspora répartie dans toute l’Europe. Ainsi, début novembre, des Azéris et des Turcs ont mené des manifestations dans des quartiers arméniens de la région lyonnaise, allant jusqu’à vandaliser le mémorial du génocide arménien.

En conséquence, la France a dissout l’un des groupes les plus violents, appelé les « Loups gris ».

Pour mieux évaluer la situation, nous nous sommes adressés à Gilbert Léonian, un pasteur basé en région parisienne et président de la Fédération des Églises Évangéliques Arméniennes d’Europe. Parmi les quelques 500 000 Français d’origine arménienne vivant en France, environ 3% sont évangéliques. Ils célèbrent leur culte dans neuf Églises.

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Gilbert Léonian a étudié à la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine, près de Paris. Il se souvient y avoir lu des numéros de Christianity Today dans les années 1970, alors qu’il étudiait la théologie systématique avec Henri Blocher, théologien évangélique renommé.

Gilbert Léonian et son épouse devant leur église en région parisienne.
Image: Gilbert Léonian

Gilbert Léonian et son épouse devant leur église en région parisienne.

Il nous parle des relations entre les diverses communautés ethniques, de ses peurs par rapport au sort des églises du Haut-Karabakh et de ses luttes personnelles pour aimer ses voisins azéris et turcs :

Gilbert Léonian, dans quelle mesure les communautés arménienne, turque et azérie sont-elles intégrées dans la société française ? Maintiennent-elles leur foi respective ?

Les premiers Arméniens sont arrivés en France au début des années 1920 suite au génocide de 1915-1918.

Les autres ont rejoint la France avec différentes vagues migratoires dues à l'insécurité qui régnait dans leur pays d'origine : Liban, Syrie, Turquie, Iran et, plus récemment, suite au tremblement de terre de 1988 en Arménie.

A ce jour, la population arménienne est principalement établie en France selon un axe sud-nord, depuis le port de Marseille, où la majorité des premiers immigrants arméniens sont arrivés et se sont installés, jusqu’à Paris, via Lyon, la seconde plus grande agglomération de France.

Le peuple arménien est profondément religieux. Il est le premier peuple de l'histoire de l'Église à avoir accepté le christianisme comme religion d'État en 301, 12 ans avant l'Édit de tolérance de l'empereur Constantin 1er en 313. En France, en plus de la minorité évangélique, 90% des Arméniens appartiennent à l’Église apostolique (orthodoxe) arménienne qui compte 24 Églises. Les catholiques représentent 7% de la population arménienne avec 5 Églises. Très peu d’Arméniens se disent athées.

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Nous constatons cependant en France une grande sécularisation de la pratique religieuse, conformément à la tendance générale en Europe. Pour beaucoup d'Arméniens, l'Église est plus le lieu, en diaspora, du maintien de l'identité et de la culture arménienne, plutôt qu'un lieu de ressourcement de la piété chrétienne.

Concernant les Turcs et les Azéris, il y a environ 800 000 Turcs et 50 000 Azéris en France. D’une manière générale, ils essaient d'éviter de vivre à proximité des Français d'origine arménienne. Mais on les retrouve dans les grandes villes et un peu partout en France.

Toutes les études et tous les médias citent les Arméniens comme un exemple d'intégration réussie. Le Français d'origine arménienne le plus célèbre est le chanteur Charles Aznavour.

Par contre, les Turcs et les Azéris vivent souvent dans un certain repli identitaire et communautariste. Ils sont très attachés à leur religion musulmane.

La France compte 2 500 mosquées et lieux de culte musulmans et 800 imams, dont 300 n’ont pas la nationalité française. La moitié de ces derniers sont turcs et payés comme des fonctionnaires par l’État turc. Le précédent secrétaire général de l’organisation représentant le culte musulman en France était d’origine turque.

Cela donne une certaine idée de l’influence turque en France.

Quelles relations existe-t-il entre les Arméniens et les autres communautés ethniques ?

Dans la mesure où les gouvernements turcs successifs n'ont pas reconnu le génocide de 1,5 millions d'Arméniens en 1915, cette blessure n'est toujours pas guérie. La majorité des Arméniens gardent une profonde amertume et une profonde haine face à cette injustice.

Pour sauver leurs vies, les membres de ma propre famille ont fui les massacres en passant par la Syrie. Ils sont arrivés à Marseille en 1922, traumatisés et ayant tout perdu.

Mes parents, moi-même, mes enfants et petits-enfants sommes nés en France. Nous avons fait un long chemin d'intégration depuis cinq générations.

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Au fond de moi, tout en étant chrétien né de nouveau et pasteur, sans chercher à cultiver la haine et la vengeance, j'avais toujours au fond de moi une distance vis à vis des Turcs et de tout ce qui est turc.

Et puis, un jour, ce mur est tombé.

Grâce à la prière et à la compassion que Dieu a déversée dans mon cœur, j'ai commencé un chemin de dialogue dans le but d'arriver un jour à une réconciliation fondée sur la vérité. Et Dieu a mis sur mon chemin un pasteur turc qui a reconnu l'horreur du génocide et qui a demandé pardon au peuple arménien en se mettant à genoux devant toute l'assemblée de mon Église.

En 2020, avec des amis turcs de ma région, nous devions aller visiter, le village de nos grands-parents en Cilicie, afin de continuer sur ce chemin de guérison intérieure. La COVID -19 nous en a empêchés.

Mais, après les horreurs commises dernièrement par les dirigeants de la Turquie et de l'Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, la douleur du génocide s'est à nouveau réveillée en moi. J’ai le sentiment que ce chemin de dialogue s'est à nouveau éloigné de moi, et pour très longtemps.

Plusieurs groupes de chrétiens ont une véritable vision de Dieu pour faire connaître l'Évangile de Jésus-Christ au peuple turc. Je ne peux que les encourager à le faire et prier pour eux.

Que s’est-il passé durant cette manifestation de Turcs en région lyonnaise ?

L'impensable s'est produit à Décines, une ville près de Lyon à forte densité arménienne. Le 1er novembre 2020, environ 250 Turcs appartenant à un parti extrémiste ont défilé dans la rue principale de la ville en scandant des slogans anti-arméniens très violents. C’était comme une véritable chasse à l'homme. Quelques jours plus tard, en pleine nuit, ils ont tagué, toujours à Décines, les murs du Musée du patrimoine arménien, ainsi que le monument en souvenir des victimes de 1915. Ce type de manifestation haineuse s'est reproduit dans la ville de Vienne, au Sud de Lyon, une autre ville avec une importante population arménienne.

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Après nous avoir chassés de nos terres, il y a 100 ans, ils nous pourchassent dans cette terre d'accueil qu'est la France, notre nouvelle patrie. Tous les édifices publics arméniens, dont les églises, les écoles, les centres culturels, etc... ont été placés sous surveillance policière dans toutes les villes de France, là où réside une forte communauté arménienne.

L'église de Gilbert Léonian en région parisienne.
Image: Gilbert Léonian

L'église de Gilbert Léonian en région parisienne.

Comment la communauté arménienne a-t-elle réagi à ce genre d’événement ?

Comme à leur habitude, les Arméniens ont réagi par des moyens pacifiques. Partout des meetings et des marches de protestation ont été organisés pour dénoncer le massacre des Arméniens dans le Haut-Karabakh.

A Paris, nous étions près de 20 000 personnes.

Nous avons aussi alerté le Président Emmanuel Macron, nos élus, les médias.

Dans plusieurs villes de France, dont la mienne à Alfortville, près de Paris, nous avons organisé des veillées de prières œcuméniques en faveur de la paix, avec notamment des apostoliques et évangéliques arméniens, des catholiques français et des maronites libanais.

Les officiels azerbaïdjanais déclarent qu'une fois qu'ils auront regagné la souveraineté sur le Haut-Karabakh, ils ne feront pas de mal aux citoyens arméniens. Comment voyez-vous la situation ?

Je reste très pessimiste sur la sécurité des quelques Arméniens qui vont demeurer dans la partie libre du Karabakh. Comment peut-on faire confiance à un chef de gouvernement qui s'est pavoisé en disant : « Nous avons enfin chassé ces chiens d'Arméniens ! »

Mon cœur saigne lorsque je vois dans les médias que les Arméniens qui fuient la zone occupée par les Azéris brûlent la maison qu'ils ont construite de leurs propres mains, afin qu'elle ne tombe pas aux mains des conquérants azéris.

Il ne faut pas nous faire d’illusions : les évènements dramatiques de Conflans-Sainte Honorine où un professeur d'histoire a été égorgé le 16 octobre 2020 devant son collège suite à son cours sur la liberté d'expression, et de Nice où trois fidèles catholiques ont, eux aussi, été égorgés pendant qu'ils priaient dans la cathédrale de la ville le 29 octobre, sont le fruit de la même idéologie fanatique à l'œuvre dans le carnage qu’a subi la population arménienne d'Artsakh.

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Maintenant que l'accord de cessez-le-feu a été signé au détriment des Arméniens, quelles sont vos craintes ?

Tout d'abord, cette défaite ignoble et la perte des 3/4 du Haut-Karabakh sont un véritable crime contre l'humanité qui restera comme une plaie béante dans l'histoire des peuples civilisés. J'ai peur que le peuple arménien, qui a donné au cours des siècles tant de martyrs pour la cause de l'Évangile du Christ, ne se remette que difficilement de ces actes de barbarie en plein 21e siècle.

Je suis très inquiet sur la préservation des 500 églises et édifices religieux du Haut-Karabakh qui vont tomber aux mains de l'occupant. Le Haut-Karabakh est le berceau du christianisme arménien.

L'un des joyaux en grand danger est le monastère de Saint-Thaddée qui date du 12e siècle. Il est inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco. Saint Thaddée est l'un des deux apôtres de Jésus qui ont évangélisé le peuple arménien au 1er siècle.

Et enfin je suis très préoccupé pour l'Occident. Après ce drame brutal vécu au vu et au su du monde entier, qui arrêtera le fanatisme religieux ?

Quelle est actuellement votre prière ?

Les sujets de prières sont très nombreux, car le peuple arménien est à l'agonie, et il a besoin de la solidarité du monde entier. Au lieu de cela, nous déplorons le silence coupable des autorités internationales, ainsi que le manque de courage manifesté par les Églises de toutes confessions.

Je suis pasteur, par la grâce de Dieu, au sein des Églises évangéliques arméniennes de France depuis 47 ans, et je n'ai jamais été autant ébranlé dans mon humanité et dans ma foi chrétienne que par cette guerre barbare et cette capitulation injuste.

Ma prière, c'est que Dieu manifeste sa justice, en son temps et à sa manière.

Interview et traduction par Jean-Paul Rempp, avec reportage additionnel de Jayson Casper.

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