L’Indonésie est le plus grand archipel du monde. Elle est composée d’un ensemble impressionnant de 17 000 îles, et 70 % de sa population vit dans les zones côtières. Nombreux sont ceux qui considèrent ce pays comme un paradis pour les plongeurs. Il abrite encore des récifs coralliens extraordinaires qui regorgent de poissons de toutes les couleurs. C’est également là que l’on trouve les plus grands écosystèmes de mangrove de la planète.

Malheureusement, mon pays est aujourd’hui confronté à une grave crise écologique marine due à une activité de pêche destructrice, à la pollution, au changement climatique et aux émissions de gaz à effet de serre. Tout notre écosystème de mangroves, d’herbiers marins et de récifs coralliens est en déclin. Les stocks de poissons diminuent également, tandis que d’autres créatures marines subissent de fréquents empoisonnements dus à la pollution terrestre.

Cette crise constitue une menace tout particulièrement sérieuse dans le contexte indonésien, où vie écologique et sociale sont inséparables. Plus de la moitié de l’apport protéique annuel de la population provient du poisson et des fruits de mer. La subsistance d’environ 7 millions de personnes dépend donc fortement de la mer. Mais aujourd’hui, plus de 2,5 millions de ménages indonésiens pratiquant la pêche à petite échelle voient leur mode de vie et leur source de revenus grandement menacés. Et avec des zones de pêche de plus en plus limitées, les conflits entre ces pêcheurs traditionnels s’intensifient.

Les populations pauvres de nos régions côtières sont celles qui souffrent le plus de leur dépendance à l’égard de la mer pour leur survie. Afin de se nourrir, bon nombre d’entre elles utilisent des techniques et des équipements traditionnels pour récolter à marée basse diverses sortes de fruits de mer. Par exemple les pudi, des barrages de pêche qui canalisent les poissons vers un endroit particulier, ou les bubu, des pièges à poissons en bambou.

Cependant, la crise écologique marine détruit de plus en plus leur source de nourriture. Elle met également à mal notre culture de solidarité avec les plus démunis, car les communautés côtières donnent souvent la priorité aux pauvres lorsqu'il s'agit de puiser des provisions dans la mer.

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En d’autres termes : chez nous, la mer est non seulement lieu d’approvisionnement en nourriture, mais aussi de compassion pour les plus pauvres. Tout cet équilibre est à présent en danger.

Dans ce contexte et suite à ma réflexion sur les pratiques traditionnelles des communautés et églises côtières indonésiennes, j’aimerais mettre en avant le concept et la pratique de ce que j’appelle la diaconie « bleue ». Le mot diakonia en grec désigne le service pour le bien de la communauté. C’est de lui que dérive le mot diacre.

Les études de la diaconie dans le Nouveau Testament et dans les sources grecques anciennes réalisées par l’universitaire australien John N. Collins soulignent que ce service et ce ministère humain renvoient au mandat donné par Dieu de prendre soin des pauvres. C’est aussi le point de vue du missiologue danois Knud Jørgensen qui voit dans la diaconie une invitation à participer à l’œuvre de Dieu en prenant soin des pauvres, des marginaux et des opprimés et en les aidant à sortir de leur condition.

La plupart des croyants indonésiens considèrent ce service comme essentiellement humain. Il s’agit d’aider les pauvres en leur fournissant de la nourriture ou un soutien financier. Mais cette conception des choses n’intègre pas ce que la création elle-même fait pour les populations défavorisées.

Or, c’est la mer qui nourrit les pauvres et donne la vie à ceux qui dépendent d’elles. Nous devrions donc la considérer comme participante active à l’œuvre du Dieu trinitaire et développer une « diaconie bleue » qui mette tout en œuvre pour reconnaître cette action et la soutenir.

Un avant-goût du royaume

Une enquête réalisée en 2023 par l’agence gouvernementale Statistics Indonesia a révélé que 25,9 millions de personnes vivent dans la pauvreté dans le pays. La diaconie est donc une pratique cruciale pour les chrétiens, qui représentent 11 % de la population dont la majorité est musulmane.

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Selon le théologien indonésien Yosef Purnama Widyatmadja, trois modèles de diaconie sont largement pratiqués dans les communautés chrétiennes indonésiennes : la diaconie caritative (pratique de la charité), la diaconie formative (développement individuel et communautaire par la formation) et la diaconie transformative (transformation structurelle et sociale). Mais l’intégration de l’écologie dans ces pratiques présage d’un nouveau développement prometteur. En effet, une approche théologique connue sous le nom d’écodiaconie suscite un intérêt croissant au sein des églises indonésiennes. Elle cherche à garantir que la nature continue à exercer son action, en particulier nourricière, et que les pauvres y aient accès de manière durable.

Dans l’idée d’une diaconie bleue, c’est spécifiquement la mer — et non la nature au sens large — que les chrétiens s’efforcent de servir et de protéger. Les eaux qui recouvrent la surface de cette planète font partie de la bonne création de Dieu. Elles englobent aussi toutes les créatures qui y vivent et sont bénies par le Seigneur qui leur a donné le pouvoir « d’être fécondes, de se multiplier et de remplir les eaux des mers » (Gn 1.10, 20-22). La mer et les créatures marines font l’expérience de l’amour de Dieu, qui veille sur elles et les renouvelle (Ps 104.24-30 ; 145.9).

Et elles font pleinement partie du Royaume à venir. Pour le théologien américain J. Richard Middleton, l’affirmation qu’il n’y aura « plus de mer » en Apocalypse 21.1 signifie avant tout que la mer ne sera plus utilisée par l’Empire romain pour étendre son pouvoir d’exploitation économique. Au sein de la nouvelle création, les eaux prendront bien part à l’adoration de Dieu. Leurs créatures se joindront aux autres dans le ciel, sur la terre et sous la terre pour chanter à « celui qui est assis sur le trône et à l’Agneau » (Ap 5.13).

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Dans cette perspective, les églises peuvent rendre témoignage de l'Évangile (Mc 16.15) en offrant à la mer et à ses créatures un avant-goût du royaume de Dieu à venir. Ce que fait la diaconie bleue, préserver et restaurer la mer pour qu’elle continue à jouer son rôle nourricier, en particulier pour les pauvres, est un prélude au Royaume à venir.

C’est ainsi que, depuis 5 ans, l’église évangélique Gereja Masehi Injili di Timor (GMIT) s’efforce d’améliorer les conditions de vie marine dans la province orientale de Nusa Tenggara.

En 2020, l’église s’est associée au ministère indonésien des Affaires maritimes et de la Pêche pour transplanter des corauxdans le parc marin national de la mer de Savu, situé dans cette province, afin de restaurer l’écosystème du parc. Depuis 2021, la GMIT a également planté et entretenu des mangroves sur l’île de Savu. Ce projet est « l’expression de notre foi, car nous préservons le don de Dieu qu’est la vie, en restaurant et en protégeant les mangroves, tout comme les mangroves nous protègent des cyclones », nous déclare l’ancienne coordinatrice synodale de la GMIT, Mery Kolimon.

« Nous ne pouvons pas laisser l’écosystème de la mangrove se détruire. Nous devons aider à le restaurer, car c’est notre vocation en tant que peuple de Dieu », ajoute Rowi Kaka Mone, l’un des responsables du projet.

D’autres églises indonésiennes exercent des activités visant à préserver les eaux qui les entourent. Depuis de nombreuses années, deux églises en particulier — Gereja Protestan Maluku (GPM) et Gereja Kristen Injili di Tanah Papua — perpétuent la pratique de pêche durable traditionnelle du sasi laut. Cette méthode veille à la préservation des écosystèmes marins en interdisant les activités de pêche dans une certaine zone pendant une période donnée, allant de trois mois à deux ans.

Les gens appellent souvent la pratique de sasi laut par la GPM par un autre nom : sasi gereja, ou « sasi de l’église ». Cet usage « implique la bénédiction de l’église locale et, pour les croyants, la crainte de Dieu. Enfreindre le “sasi de l’église”, c’est commettre un péché », peut-on lire dans un reportage du site Forests News.

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Prendre soin de la veuve et de l’orphelin

Mais soulignons-le, la mer ne doit pas être considérée uniquement comme bénéficiaire de cette diaconie – le service et le ministère chrétiens – car cette optique pourrait éclipser son rôle au sein de la création.

S’il est vrai que la mer a besoin de l’homme pour prendre soin d’elle, elle dispose également de ses propres moyens d’action que nous devrions reconnaître. La mer n’est pas un élément passif qui dépend entièrement de l’homme. Elle joue un rôle vital dans l’accomplissement de la mission de Dieu, même lorsqu’elle doit se rétablir des dommages causés par l’homme. En cela, nous réalisons que nous ne devons pas travailler uniquement pour elle, mais aussi avec elle.

Cela signifie que la mer elle-même peut également être considérée comme un diakonos, un diacre ou un serviteur de Dieu à l’œuvre pour prendre soin des pauvres en leur fournissant de la nourriture. C’est de cette manière que les communautés côtières d’Indonésie la perçoivent : comme une entité vivante qui assure leur subsistance physique. Par exemple, le peuple maritime de Lamalera, dans l’est de la province de Nusa Tenggara, appelle la mer ina fae belé ou sedo basa hari lolo. Ces expressions la décrivent comme une mère remplie d’amour qui pourvoit à tous les besoins de ses enfants.

Une étude menée en 1997 par le théologien et anthropologue indonésien Tom Therik sur la pêche à Pantai Rote, la communauté maritime de l’île de Semau, offre une belle image de la manière dont la mer prend soin des pauvres. Dans la langue locale et dans la poésie traditionnelle, les pauvres sont appelés ina falu (veuves) et ana mak (orphelins). Comme ces personnes vulnérables n’ont ni bateau ni matériel de pêche adéquat, elles ont la priorité pour aller deux fois par jour récolter des plantes aquatiques et des créatures marines à marée basse. Cette forme de solidarité est bien ancrée dans la communauté, car les pauvres ne peuvent compter que sur la générosité de la mer pour leur subsistance quotidienne.

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Toute la solidarité de cette région est façonnée par la mer : ses eaux font partie du Triangle de Corail, également connu sous le nom d’« Amazone des mers » parce qu’il contient la plus grande biodiversité marine de la planète. Il abrite 76 % des espèces de coraux ainsi que six des sept espèces de tortues marines, et sert de zone de reproduction et de nurserie pour le thon.

Envisager la mer comme servante de Dieu, comme je le fais ici, n’est pas étranger à notre foi chrétienne. La Bible personnifie explicitement la mer et la terre. Dans Genèse 1.22, Dieu bénit les créatures marines et leur ordonne « d’être fécondes, de se multiplier et de remplir les eaux de la mer ». Dans Genèse 4.11-12, la terre s’oppose au mal en ouvrant sa bouche pour recevoir le sang d’Abel et en refusant de céder ses récoltes à Caïn.

D’après la bibliste indonésienne Margaretha Apituley, ces personnifications bibliques de la création nous permettent également de reconnaître le rôle significatif de la mer dans la libération des Israélites de l’oppression égyptienne. Exode 14 nous raconte que les flots se retirent et se dressent en rempart pour permettre au peuple d’Israël de passer à sec tout en empêchant l’armée de Pharaon de le poursuivre.

Percevoir la mer à la manière d’un diakonos — un émissaire de l’œuvre de Dieu — correspond donc à un certain cadre biblique. Tout comme la mer de Galilée facilite l’œuvre du Christ en fournissant deux poissons pour nourrir la multitude (Mc 6.30-44), les mers indonésiennes facilitent l’œuvre du Christ en offrant tout ce qui y vit comme nourriture pour les pauvres des communautés côtières de l’archipel.

La diaconie bleue telle que je l’envisage est une mission pour et avec la mer. Elle reconnaît et respecte la mer en tant que participante active à l’œuvre de Dieu. Dans le soutien à la préservation des mers comme moyen de nourrir les pauvres, les chrétiens et la mer deviennent co-diacres, ou co-serviteurs de Dieu.

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La rencontre entre les cultures maritimes traditionnelles indonésiennes et les pratiques chrétiennes est l’occasion pour les églises de s’attaquer à la crise écologique marine et à ses effets négatifs sur les pauvres. Mais j’espère que la tâche de la diaconie bleue ne s’arrêtera pas aux églises indonésiennes et sera reprise par les églises de toute la planète, pour répondre à l’appel de Jésus : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » (Mc 6.37)

Elia Maggang est titulaire d’un doctorat de l’université de Manchester, au Royaume-Uni. Basé en Indonésie, son travail théologique s’articule autour des intersections entre le christianisme et les traditions indigènes, en particulier la théologie et les pratiques concernant la mer et la relation de l’homme avec la mer.

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